Le style naturel d’Isadora Duncan
« C’est un signe de haute culture, de savoir supporter la contradiction. […] Mais savoir contredire, le sentiment de la bonne conscience dans l’hostilité à ce qui est habituel, traditionnel et sacré, – c’est là, plus que le reste, ce que notre culture possède de vraiment grand, de nouveau et de surprenant, c’est le progrès par excellence de l’esprit libéré ». Nietzsche, Gai savoir, §297.
Isadora Duncan, la danseuse américaine du début du XXe siècle, est arrivée en Europe en 1899, accompagnée de sa famille. Il n’est pas rare, encore aujourd’hui, d’entendre parler d’elle ou de voir son nom écrit quelque part.
En effet, reconnue comme pionnière
1 de la danse moderne, elle est aussi celle dont on dit qu’elle a émancipé le ballet classique de ses codes mais aussi celle qui renvoie l’image d’une femme libre. Car, pour avoir osé affronter la scène, dansant pieds-nus et légèrement vêtue, il semble qu’Isadora prend à cœur la mission dont elle se sent investie : réveiller les consciences grâce à un modèle corporel qui, par ses aspects contradictoires, se rapporte à la question ontologique et vitale de l’homme, dont la façon de l’élucider par la pratique de la danse, répond à sa quête de la vérité.
En tant que medium privilégié de l’expression de soi qui rend compte d’un style de pensée à l’origine de son art, la danse est, selon Isadora, un art « qui permet à l’âme de s’exprimer à travers le mouvement, […] la base de toute une conception de vie, plus libre, plus harmonieuse, plus naturelle »
2.
Par conséquent, en posant le choix d’une danse cosmique
3, Isadora Duncan réactive le sens de la représentation unifiée du monde hellène car intégré à l’ordonnancement du cosmos, l’être vivant se développe dans le rythme cyclique et éternel de l’univers
4.
Aussi, en investissant, par son style, la dimension du vivant incessamment renouvelée
5, Isadora Duncan place sa danse dans une perspective du « flux des mouvements et des émotions, en réunissant le visible et l’invisible de la corporéité »
6. C’est donc par sa façon de percevoir les choses, de les éprouver sensoriellement et d’en faire œuvre esthétique, qu’elle permet au courant de la danse moderne de se développer à travers l’expérience singulière de l’expressivité et du ressenti corporel.
Sa vie témoigne donc d’une expérience, qui, avec le recul, articule deux aspects fondamentaux des pratiques sociales contribuant à l’évolution de nos façons de vivre. D’un côté, Isadora apparaît comme la novatrice d’un modèle corporel qui ouvre, entre pratiques des peintres et écrivains, de nouvelles voies pour l’art ; de l’autre, elle peut être assimilée, si l’on considère la référence incontournable qu’elle représente pour ses héritières, à une passeuse de culture. D’où la question, Isadora Duncan peut-elle être le Manet
7 de la danse ?
En effet, par la figure européenne emblématique de la nouvelle danse à laquelle elle est assimilée au commencement des années 1900, Isadora entre dans le cercle des avant-gardistes
8 de la mouvance symboliste qui lui reconnaît un statut d’artiste qualifié de génie au sein d’une filiation intellectuelle revendiquée. Simultanément, en ouvrant une école d’éducation à l’art de la danse à Berlin en 1904, elle prouve que les autorités étatiques lui accordent une « sympathie intelligente [et donnent un] appui à ses idées »
9.
Néanmoins, ma thèse, par la façon dont je déplie l’autobiographie d’Isadora Duncan en usant d’une enquête par traces au sein d’archives
10 et d’une méthodologie inductive par entretiens qualitatifs et participation observante au sein de la filiation dansée, m’invite maintenant à approfondir l’analyse de son savoir-danser dans la dimension anthropologique de la nature.
Car la très longue analyse des éléments présents dans les sources franco-allemandes pour comprendre le fonctionnement implicite d’Isadora à l’intérieur d’un héritage bardé d’ambiguïtés que portent par ailleurs ses successeuses, montre toute la complexité du message diffusé par Duncan parce qu’il relève avant tout, d’une voie initiatique fondée sur le secret et qui se veut, en même temps, ouvert à tous.
Aussi, sur la base d’un fond iconographique qui prête à confusion en ce qu’il projette la nature comme étant une extériorité et en laquelle le corps va se conformer et se mettre en symbiose avec ladite nature, Isadora nous renvoie, par ce qui constitue le décorum de son art, tout comme ce qu’elle fait avec les références à l’Antique, aux indices du chaînon manquant qui serait celui de la civilisation hellénique.
En retraçant ainsi la trajectoire de l’école de l’art de la danse initiée par Isadora et en présentant les modalités de transmission ancrées dans l’Idéal pré-philosophique de la Paideia
11 porté par la cellule familiale Duncan et reconduites par la fratrie, j’ai donc mis à jour le style naturel d’Isadora.
Confrontée au débat esthétique autour de la question du cosmos et des représentations cosmogoniques où s’opposent des éclairages diurne et nocturne de la nature, Isadora, à l’instar de Gertrud Kantorowicz
12, porte son questionnement sur le cosmos intérieur en ce qu’il mobilise l’énergie vitale à l’origine de son mouvement dansé et de son enseignement initiatique. Aussi, sous l’appellation de cette « force qui la dirige »
13 ou de cette puissance du nom d’Eros qui stimule sa création, Isadora Duncan est mue par cette logique du désir sur laquelle elle s’appuie pour se réaliser. Engagée alors dans une voie éducative et de formation au savoir où, sans le concours de sa sœur Elizabeth, elle n’aurait pu aboutir à la transmission d’une forme accomplie de l’enseignement, il apparaît encore que leurs modalités pédagogiques contradictoires constituassent le gage de leur réussite.
Comme l’a d’ailleurs révélé le courant de la Paideia
14, – modèle éducatif privilégié de la famille Duncan -, et que la représentation de la trinité chez Gertrud Kantorowicz vient conforter, un fonctionnement d’ensemble nécessairement contraire est requis pour arriver à la réalisation de soi. Il passe à la fois par la voie du savoir et par celle de la connaissance
15, qui, sur le plan de la transmission, mobilise des formes pédagogiques antagonistes et des logiques de pouvoir déterminantes
16.
Néanmoins, puisque ma thèse, à travers l’analyse de la transmission du savoir-danser d’Isadora Duncan, montre que sa proposition consiste à déplacer la question de la référence à la nature en levant tout un ensemble d’écrans sur son extériorité, il me revient d’approfondir la question de l’énergie vitale
17 qui se trouve être au cœur du débat esthétique. Car, si la danse cosmique d’Isadora apparaît comme une voie novatrice, il n’en demeure pas moins qu’elle fait partie de ces pratiques sociales d’un type de reformulation des débats que soulève la nature lorsqu’elle concerne la problématique de puissance de vie à laquelle on associe certains archétypes. Identifiée en effet à Eros, cette puissance de vie est au fondement de la construction de nos représentations du monde qui distinguent un cosmos chrétien et un cosmos païen au sein desquels les modalités de vie prennent des formes différentes.
Lorsque Gertrud Kantorowicz pose l’idée du corps vivant, elle nous met implicitement sur la voie de l’enseignement de la sociologie de la forme de Georg Simmel qui permet encore, avec la Tragédie de la culture, d’approfondir ce raisonnement sur les contraires et sur la formation des styles culturels qui recourent aux deux voies ambivalentes de la nature. Et c’est encore à l’appui de l’ouvrage intitulé Les deux corps du roi d’Ernst Kantorowicz, cousin de Gertrud, que ce double-régime de fonctionnement, entre intériorité et extériorité de la nature, et ainsi entre morale et libération du corps observé au sein de l’école Duncan, rend compte de la moralisation de la vie suivant les préceptes de la nature, et la voie de la nature intérieure.
Aussi, dans la perspective initiale du champ de questionnement comparant Isadora à la figure du chef de file que Manet représente dans le courant de la peinture, il se trouve que leurs voies, innovantes et ouvertes à la transmission, se repositionnent vis-à-vis des courants de pensée de leur époque. C’est particulièrement le cas de la danse cosmique d’Isadora qui trouve sa place dans le mouvement de la Lebensreform
18 tout en redonnant une forme d’interprétation à l’hellénisme et en mobilisant différentes théories éducatives au sein de l’école.
Autant la question pédagogique de l’école, dans son versant institutionnel, a été mise en exergue pour montrer les efforts d’adaptation inhérents à la problématique de la mesure du travail du corps
19 et des courants pédagogiques de la réforme de la vie
20 détournés par l’État
21 ; autant les modalités éducatives, qui ont prôné l’émancipation du corps de la morale artistique et du beau académique tout en incluant les sœurs Duncan dans la mouvance littéraire et poétique de Mallarmé, de Georg et du cercle cosmique de Munich
22, et encore dans celle qui a élargi la parenté artistique aux danseuses guidées par Laban et à Nijinsky par exemple, relèvent d’une voie initiatique. C’est pourquoi la forme culturelle, lorsqu’elle reste secrète, est d’après Simmel
23, vouée à survivre, car elle engage des formes de savoirs apocryphes qui ne concernent qu’une communauté d’initiés.
Dans la perspective des modalités de transmission que la pratique du secret génère, les logiques à l’œuvre dans l’enseignement d’Isadora demandent à être approfondies pour éclairer le rôle de passeuse de culture qu’on lui prête et montrer que sa voie de l’éveil au moyen de la danse s’inscrit de nos jours dans la filiation de l’écologie corporelle qui, à son tour, entre dans une proposition de reformulation du rapport à la nature tel qu’il se pose dans notre actualité de vie.
Référence
1 Outre-Atlantique, Isadora Duncan occupe la place, avec Loïe Fuller, de prémodernes alors que Martha Graham en est la référence pour le courant moderne, in Claudie Servian, « La danse étatsunienne du début du XXème siècle aux années 1980 : histoire d’une dichotomie entre mouvement et geste », in Interfaces, 2018.
2 Isadora Duncan, La danse de l’avenir, Territoires de la danse, Éditions Complexe, 2003, p. 43.
3 Après avoir déterminé la parenté intellectuelle et artistique dans laquelle Isadora s’inscrit, ses idées et actions m’ont permis de comprendre la façon dont elle avait construit sa représentation du monde. Les ouvrages de Martin Green, tels que Les sœurs von Richthofen, Deux ancêtres du féminisme dans l’Allemagne de Bismarck face à Otto Gross, Max Weber et D.H. Lawrence, Seuil, 1979, ou encore Mountain of truth, The counterculture Begins Ascona, 1900 – 1920, Published for Tufts University by University Press of New England Hanover and London, 1986, mais aussi la thèse de Renate Foitzik Kirchgraber, Lebensreform und Künstlergruppierungen um 1900, Dissertation zur Erlangung der Würde einer Doktorin der Philosophie vorgelegt der Philosophisch-Historischen Fakultät der Universität Basel, Zürich, 2003, contribuent à comprendre en partie les conditions d’émergence de son style et l’ancrage de sa danse cosmique.
4 Isadora sera marquée par la pensée de Nietzsche et celle de Winckelmann dont elle fait écho dans Ma vie, l’autobiographie romancée rédigée en 1927, l’année de sa mort. C’est en mettant à plat cet ouvrage que j’ai pu reconstituer le fil de sa formation intellectuelle qui participe à la construction de son identité. Certains travaux et ouvrages ont éclairé ce propos : Benoît Goetz, « Éternel retour de Nietzsche », Le Portique [En ligne], 29 | 2012, document 8 ; Nietzsche, Le Gai Savoir, traduction Pierre Klossowski, Gallimard, 1982 ; Corinne Streicher, L’appropriation de l’art grec dans les écrits de J.-J. Winckelmann, Université du Québec à Montréal, avril 2010.
5 Roger Caillois, Cohérences aventureuses, Esthétique généralisée [1962], Au cœur du fantastique [1965], La dissymétrie [1973], Paris, Gallimard, 1976.
6 Terezinha Petrucia da Nóbrega and Lais Saraiva Torres, « Des corps au vent : danse et nature à la plage de Redinha, Natal, Brésil », in Loisir et Société / Société et loisirs, 2017, p. 1.
7 Marie-Claire Bourdieu et Pierre Bourdieu, Manet, une révolution symbolique, Editions Seuil, 2013.
8 Béatrice Joyeux-Prunel, Les avant-gardes artistiques 1848-1918, Une histoire transnationale, Collection Inédit histoire, Folio, Gallimard, 2015.
9 Isadora Duncan, Ma vie, Folio, traduit de l’anglais par Jean Allary, Gallimard, 1932, pour la traduction française, p. 53.
10 Après avoir élaboré une cartographie des déplacements d’Isadora Duncan en Europe, je suis partie de l’idée que là où elle avait longuement séjourné, elle pourrait y avoir laissé des traces. C’est ainsi que je l’ai suivie dans les archives de la Bibliothèque Nationale de France, au Centre National de la Danse, au musée Rodin à Paris, dans les archives du centre de Berlin, dans celles de la danse à Cologne, dans celles de la pédagogie à Bad-Blankenburg, dans l’école Duncan à Munich, au musée Osthaus à Hagen et en correspondance avec le musée de l’Hygiène à Dresde.
11 Pierre Hadot, [1993], Exercices spirituels et philosophie antique, Préface d’Arnold I. Davidson, Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité, Albin Michel, 2002.
12 Archive de son ouvrage Vom Wesen der griechischen Kunst retrouvée à l’école Duncan de Munich qui, avec celle de Gabriele d’Annunzio, Elegie romane, également trouvée sur site, ont ouvert la piste de la Théogonie d’Hésiode. En effet, ce récit, qui évoque les évènements ayant eu lieu dans un temps avant l’histoire et qui ont mené au « présent » ordre des choses, est celui qui montre comment les contraires, jour et nuit, coexistent et relèvent d’une logique primordiale et nécessaire pour qu’il y ait possibilité d’aboutir, c’est-à-dire que quelque chose prenne forme. C’est donc sur la base de ce fonctionnement des contraires, à l’origine, qu’un mythe se perpétue au travers d’une généalogie des dieux puis des hommes sous la forme, pour ce qui concerne la pratique duncanienne, d’une organisation des contraires qui est effectivement présente dans les sources Duncan.
13 Ce terme est emprunté au sculpteur Aristide Maillol (1861-1944). Dans la production de l’œuvre, il explique en effet sentir que ce n’est pas lui qui la fait mais cette force qui le dirige. L’analogie avec le pommier est d’ailleurs fort jolie quand il dit que l’artiste ne peut être que simple et modeste face au triomphe car que penserait le pommier s’il était félicité parce qu’il fait de belles pommes ? En ce sens, l’art relève du don. Comte Harry Kessler, Journal, Regards sur l’art et les artistes contemporains, Tome II : 1907-1937, Collection Passages/Passagen Centre allemand d’histoire de l’art, Deutsches Forum für Kunstgeschichte, Editions Fondation Maison des Sciences de l’Homme, 2017, p. 189.
14 Anthony Andurand, « La paideia à la croisée des humanismes : Marrou lecteur de Jaeger », in Anabases, n° 21, 2015, p. 231-236.
15 François-Guillaume Nihoul, De la Philosophie à la Paideia- Pour une éducation vers l’Excellence, Mémoire de Master, Université Catholique de Louvain, 2016-2017.
16 Pierre Bourdieu, [1984], Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, 2002.
17 Ludwig Klages, Der Mensch und das Leben, Diederichs Verlag Jena, 1913; La nature du rythme, Pour comprendre la philosophie vitaliste allemande, [Traduction et présentation de Olivier Hanse], Allemagne d’hier et d’aujourd’hui, L’Harmattan, 2000.
18 Wolbert Klaus, Die Lebensreform, 2 Bde. Entwürfe zur Neugestaltung von Leben und Kunst um 1900. Katalog zur Ausstellung auf der Mathildenhöhe in Darmstadt 2001.
19 Olivier Hanse, À l’école du rythme… Utopies communautaires allemandes autour de 1900, Les Scripturales, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010.
20 Jacques Gandouly, Pédagogie et enseignement en Allemagne de 1800 à 1945, Presses Universitaires de Strasbourg, 1997.
21 Laure Guilbert, Danser avec le IIIe Reich – Les danseurs modernes sous le nazisme, Editions Complexe, 2000.
22 Ludwig Lehnen, Mallarmé et Stefan George, Politiques de la poésie à l’époque du symbolisme, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2010.
23 Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, Éditions Circé, 1991.