Le corps de l’artiste-danseur dans le miroir de la classe
La question de la place de l’artiste dans la classe, si elle sert a priori les intérêts de la discipline, pour notre cas, du Français, est néanmoins une façon d’entrer dans un processus exploratoire de ce qui « fait relation » entre deux langages spécifiques dont usent leurs auteurs.
Construits à la fois, pour le français, sur des critères du classicisme et pour l’art, sur des valeurs classiques, ces deux langages se trouvent le plus souvent imbriqués grâce à la transformation de leurs rapports avec d’autres langues et matières qui leur reconnaît de façon conjointe la valeur formatrice pour l’esprit. C’est ce point que notre propos, à l’appui d’une enquête ethnographique et par traces, au travers d’archives françaises et allemandes, soulève, grâce à la singularité d’un modèle scolaire et artistique ouvert à l’international. Le point de vue que mettent en exergue les Américaines, l’artiste-danseuse Isadora Duncan et sa sœur pédagogue Elizabeth, à l’origine du projet fondé à Berlin en 1904, puis en s’essayant à Paris entre 1907 et 1914, est d’abord traversé d’une même problématique qui touche l’Europe : la santé et la conservation des privilèges. En matière d’éducation, il semble que, sous le couvert d’une forte influence philanthropique qui répondait à l’horizon d’attente de l’idéal familial Duncan, les sœurs se sont surtout tournées vers l’Europe pour avoir pensé qu’elles n’avaient trouvé, en Amérique, « une seule sympathie intelligente, un seul appui à leurs idées »1. D’abord à Paris en 1900, sous l’influence du rayonnement culturel et intellectuel de l’Allemagne à laquelle les intellectuels français, depuis Montaigne et Montesquieu, avaient participé, Isadora, Elizabeth et leur famille découvrent rapidement l’Allemagne où, dans le prisme de sa duplicité, – entre romantisme et prouesses techniques -, leurs références intellectuelles entrent en syntonie avec la vision artistique et culturelle tenue au goût du jour, légitimant ainsi leur proposition d’une autre perception du monde. Néanmoins, les choix politiques impliquant une poussée du nationalisme et la militarisation de la Prusse, puis ceux économiques, valorisant le progrès des sciences et le développement du capitalisme, mettent en péril la dimension humaniste de l’homme et sa grandeur. La question sociale, alors largement débattue au sein des partis politiques, des Églises catholique et protestante et des établissements scolaires, est investie philosophiquement pour montrer la nécessité d’une rénovation morale et d’une protection des droits de la personne humaine dans son intégrité2. C’est donc dans ce contexte de crise que les Duncan se trouvent aux prises avec diverses propositions politiques, dont celle très influente du Cercle littéraire de Stefan Georg, qui, faisant état d’une gouvernance détachée du peuple et de l’élite intellectuel, est de remettre l’art, par le médium linguistique, au centre de l’Empire. Conjointement se dresse un large mouvement de réforme de la vie, sous le nom de la Lebensreform, au sein duquel l’élite intellectuelle s’investit pour diffuser des valeurs qui renvoient au sens précieux que doit exhaler la vie. En cherchant, par conséquent, à faire cohabiter arts et technique, ce courant propose un modèle qui soit une synthèse de nature et de culture sacralisée par une pensée idéaliste dans chacun des domaines de la vie. L’investissement prioritaire des modes et des manières de vivre sainement, au motif de revitaliser l’organisme, valorise le pôle de la santé dans toutes ses dimensions, ce qui place les acteurs de la Lebensreform dans une perspective écologique dont la vision du monde est fondée sur la volonté de retrouver un équilibre vital entre l’homme et la nature. Prolongées par les courants vitaliste et naturaliste dans lesquels s’engagent les communautés scientifique, littéraire, poétique et artistique, les pensées des humanistes, modelées par les valeurs religieuses, participent à la remise en question du système éducatif et pédagogique dont les premières découvertes menées dans le champ des sciences de l’esprit consolident l’orientation de ces pédagogies, notamment avec les travaux de Fröbel, Schleiermacher et de Herbart dont la portée, largement éducative, influence par la suite l’ensemble des réformes scolaires modernes. Cependant, la volonté politique du gouvernement à reprendre son rôle dans le système éducatif, soutenu par le milieu aristocratique qui s’oppose à la bourgeoisie cultivée, conduit à réformer l’instruction dans le sens d’apprentissages pragmatiques et religieux qui fondent la réalité de la vraie vie. Protestant et revendiquant jusque dans les années 1900, les professeurs et instituteurs obtiennent un remaniement d’un programme scolaire qui tienne compte de l’évolution économique, sociale et culturelle. C’est donc dans cette nouvelle perspective que l’école des sœurs Duncan, à l’instar d’une génération d’éducateurs motivés à trouver des solutions, ouvre une voie éducative et pédagogique qui entre en résonnance avec le projet novateur de l’éducation scolaire. Imbriquée cependant dans les strates multiples du courant hygiéniste que révèle la période de l’entre-deux-guerres – 1870 et 1914 -, cette voie suggère que le corps puisse être réhabilité pour qu’il soutienne sa pensée.
Aussi, la diffusion de la politique corporelle qui s’étend à l’Europe, et en particulier à travers le Turnen pour l’Allemagne, impose un ancrage de la gymnastique dans le socle de la pédagogie scolaire dont les enjeux de santé attachés à l’image de la puissance d’une nation s’imbriquent aux changements sociaux et aux avancées médicales dans le domaine de la psychologie enfantine. C’est pourquoi, la voie du corps, investie d’un point de vue disciplinaire et médical, bascule dans son versant de l’éveil et de la sensibilité grâce à la recherche sur l’expression que le courant de l’éducation artistique, porté par Alfred Lichtwark, met en œuvre. Ses découvertes permettent donc d’entériner de nouveaux accords au congrès de Hambourg en 1905 sur les objectifs fixés à l’éducation physique et musicale promus par sa pensée. La formalisation de l’expressivité, alors objectif d’un programme voué à ses moyens pédagogiques visant à déclencher la puissance créatrice de l’enfant – par la danse et des rondes dansées dont la musique est un puissant éveil des sens, par le dessin dont l’enfant peut en faire à la fois un médium privilégié de son expression et accéder à une pleine compréhension véritable des œuvres d’art -, est cependant subordonnée aux recherches effectuées sur le langage puisque l’enfant, pour avoir reçu une éducation d’éveil, doit être en capacité de formaliser son ressenti. La question de l’expression, étendue alors aux domaines scolaires de la langue et de la littérature dont les modalités de pratiques vont être interrogées, va modifier considérablement, non seulement le rapport à l’enseignement et à ses contenus, mais aussi à l’enfant qui est autorisé à s’épanouir. C’est pourquoi, la spécificité de ces langages, lorsqu’elle engage le corps apprenant et le corps enseignant, fait donc figure d’une forme à voir qui résulte d’une nécessaire mise en relation entre l’artiste et l’enseignant dont la valeur expérientielle que posent sensibilité et pensée stimulées, oriente le cadre éducatif dans lequel les enfants apprennent à s’émanciper et à construire leur savoir. Ce point, crucial par le sens moral que cette approche pédagogique met en exergue, est celui où se joue l’enjeu de la formation de l’élève : à travers l’artiste, une façon d’apprendre à mener sa vie, à travers l’enseignant, une façon d’apprendre à raisonner.
Or, si l’engagement de soi, pour les deux parties, artiste et enseignant, est fortement mobilisé pour mener à bien leur projet quand il nécessite de faire appel à des situations de coopérations et de coordinations, leur place pourtant acquise, les oblige, face au regard et au jugement d’autrui, à renégocier leur engagement dans les situations et normes attachées aux dimensions de leur métier. De plus, la mobilisation des valeurs commerciales, en résistant à celles de l’esprit, constitue aussi une épreuve dans le champ de l’expérience esthétique puisque sa finalité, orientée sur le vécu d’une valeur singulière, est à reconquérir corporellement.
Référence
1Isadora Duncan, Ma vie, Paris, Folio, Gallimard, 2009, p. 53.
2Marius Cauvin, Le renouveau pédagogique : en Allemagne de 1890 à 1933, Paris, Armand Colin, Collection U², 1970, p. 19.
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