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Isadora Duncan au monte verità

image monte verita
 

ISADORA DUNCAN AU MONTE VERITÀ

L’art des sens

 

Monte Verità est un espace qui révèle les contradictions du développement à la fois rapide et considérable de l’économie usinière de la société allemande à l’aube du XXe siècle. À la charnière d’une société qui s’enrichit et de celle qui voit ses conditions de vie se dégrader par la façon de considérer l’homme et de l’assimiler à un corps-machine1, un courant réformiste ouvre la voie d’une réflexion sur les pratiques humaines. C’est ainsi que des idées visant à transformer la manière d’appréhender la vie dans tous ses domaines se répandent et investissent un nouveau rapport au corps. Monte Verità est le lieu qui rassemble et forme une société d’acteurs dans laquelle se joue un enjeu d’expression démocratique qu’un courant esthétique dévoile. Ce courant réformiste investit également les artistes du pouvoir d’un imaginaire renouvelé qui fait apparaître une nature transfigurée dont les images diffusent avec force. Porté par une perception antique mais aussi par une perception spiritualiste, Monte Verità est dépositaire d’un patrimoine artistique qui s’est constitué au gré de rencontres. Mue par l’esprit de la danse, la luciole Duncan annonce Monte Verità tandis que Mary Wigman se prépare à investir son rôle d’icône de l’Ausdrucktanz au Monte Verità. Mais avant cela, Monte Verità est surtout ce lieu qui tente de mettre en exergue le changement des rapports sociaux et notamment sexués dans l’expérience d’un autre vivre ensemble, basé sur un rapport étroit et privilégié à la nature et aux valeurs du féminin. Cet ancrage conditionne à la fois des choix affirmés en faveur d’une libéralisation et de la sauvegarde des mœurs. C’est dans cette perspective qu’en prenant appui sur l’exemple des sœurs Duncan et von Richthofen, il peut être établi que la morale, aux confins de l’amour libre et de l’amour conventionnel, est subordonnée à l’esthétisme. Du respect de l’ordre établi ancré dans les valeurs du travail et de la famille, à son renversement, ces femmes témoignent surtout de leur attachement commun à la nature et plus particulièrement à celle qui éveille le sentiment d’être vivant et qui le célèbre. C’est en ces termes que les acteurs du Monte Verità diffusent cet état d’esprit et qu’ils en sèment l’héritage au gré de leurs échanges, correspondances et communications artistiques. [Lire la suite]

Monte Verità, un lieu qui rassemble

« Le courant dominant de la sensibilité allemande autour de 1900 » (Le Rider, 1990 : 63) trouve son fondement et son développement à partir de la remise en question du sens de la Vie pour qui mène son existence à l’aube de l’explosion industrielle et démographique. La menace agressive, que le processus de transformation sociale et économique intense génère, se situe au cœur d’un paradoxe surprenant : l’Allemagne de Bismarck, réputée pour être attachée à sa réussite usinière et à sa puissance militaire, met en exergue un phénomène de pauvreté accrue, de maladies et d’alcool associés au sein des populations ouvrières. L’étiolement de la force vitale en l’homme étant pressenti, un mouvement de réforme, en allemand Lebensreform, naît en réaction aux besoins d’améliorer la santé et les conditions sanitaires et sociales d’une population largement ouvrière à cette période. Par conséquent, opposé ainsi à la strate sociale bourgeoise, le Lebensreform, bien qu’il ne soit pas organisé, appelle à des changements dans la vision que l’homme se fait du monde. Ces transformations, pour qu’elles aient lieu, doivent résulter d’une évidence à vouloir les mettre en œuvre et doivent donc s’appuyer sur des objectifs concrets. « Les slogans tels que retour à la nature et vivre sainement, naturellement avaient valu autrefois comme points de repères, dit Wolfgang Krabbe» (Kirchgraber, 2003 : 18) puisque les familles, face à la dégradation de leurs conditions de vie, s’inscrivaient dans des mouvements de protestation sociale à tout niveau. Les artistes sont les premiers à faire l’expérience d’un retour à la nature en s’éloignant des villes et à prôner cette orientation philosophique par la production de leurs œuvres. L’idée d’une nature authentique, alliant santé et beauté corporelle contribuant au bonheur, est sous-jacente aux valeurs héritées de Rousseau et de Nietzsche mais ne suffit pas. En effet, la nécessité d’éprouver les choses est examinée à travers les réformes qui œuvrent dans les domaines des médecines naturelles, des pratiques et soins corporels de l’art et de l’éducation. Les recherches dans ces différents champs scientifiques et artistiques s’opèrent au sein de colonies dispersées sur le territoire allemand. Certaines sont reliées aux cercles artistiques, littéraires et philosophiques de Schwabing dont l’un est représentatif d’une image de la Bohême attachée au courant expressionniste français autour de Stefan Georg, et l’autre emblématique pour ses discussions autour de Ludwig Klages, d’Alfred Schuler et de Karl Wolfskehl. La distance géographique entre les différents lieux de colonie ne constitue pas un obstacle en soi car la volonté n’est pas d’enfermer et de ramener à soi l’objet de cette quête mais d’échanger et de rendre compte de l’expérience qui est menée.

De l’idéal le plus élevé : l’Amour de la vérité …

S’affranchir de la tutelle de l’Etat en matière d’éducation et de formation intellectuelle et faire l’expérience de la vie communautaire, voilà l’issue d’une réflexion que Gustav Wyneken met en œuvre au début des années 1900 au sein de la Libre communauté scolaire de Wickersdorf. Sa grande aspiration à vivre l’Amour pour la vérité se fait écho dans la société du Monte Verità, semblable à « […] une coopérative sociale, sans propriété privée, [où les premiers résidents] n’aimaient pas trop les artistes, à leurs yeux trop individualistes. […] Ils appréciaient cependant la danse et la musique » (Szeemann, 2003 : 20). Les acteurs du Monte Verità rejettent les intentions individualistes servant l’intérêt égoïste et confortent l’ensemble de leurs choix au prétexte d’un idéal humaniste communautaire. Ils aspirent en effet à redonner un sens à l’existence et mettent en œuvre des moyens pour la renouveler avec originalité au même titre que celle que Wynecken avait développée à Wickersdorf, basée sur « l’amour de la vérité, le goût des responsabilités, les règles de la camaraderie et des décisions prises en commun » (Cauvin, 1970 : 97). Plus encore, le partisan de l’éducation mixte avait certainement participé à l’éveil du mouvement en faveur de l’amour libre qui, d’une certaine manière, pouvait être perçu comme l’acmé d’une phase réformiste de la colonie à Monte Verita. Du point de vue de Wynecken, l’éducation sexuelle ne consiste pas à « parler de l’instinct sexuel, mais à le connaître, à l’admettre et à le transformer en facteur culturel ». Vouloir ignorer cette force irrésistible, c’est condamner à l’échec toute éducation qui, en fait, n’est pas autre chose que sa « transformation » par des moyens tels que la danse, le sport, la culture physique, la pratique du nudisme (Cauvin, 1970 : 98).

… À l’examen du statut des femmes allemandes

Il est bien évidemment aussi question du regard implicite porté sur la femme, mère et épouse, assignée aux rôles que le système patriarcal génère. Néanmoins, la révolte de certaines femmes a supplanté, avec l’apport de la pensée gynécocratique et du Lebensreform, la rudimentaire représentation du potentiel de la femme. Partenaire d’un militantisme actif, la femme se bat aussi pour l’usage de ses droits civiques, conduisant ainsi certaines à entamer des études universitaires. Quant aux pratiques artistiques, les domaines de la poésie et de la peinture, essentiellement réservés aux hommes, juxtaposent celui de la danse, prévalant du féminin. Ainsi, l’attribution de caractéristiques renvoyant spécifiquement aux valeurs du féminin et à celles du masculin enferme l’individu dans un système de castes dans le but de préserver le pouvoir. Et ce mode de fonctionnement valant de soubassement à l’ordre social, est à la fois résistant et faillible pour ceux qui sont investis de l’esprit de la réforme et gagnés par les valeurs du féminin.

Investir les valeurs du féminin pour une orientation esthétique

Evincées du circuit de la diffusion, les peintres Paula Becker et Clara Westhoff sont tenues à l’écart du monde artistique et de promotions éventuelles, et en même temps, lorsque Rainer Maria Rilke entre dans cet univers et se rapproche notamment de Clara Westhoff, le rapport au féminin se joue à un autre niveau.
Rainer Maria Rilke écrit la première monographie de Worpswede datant de 1903 et rend compte du travail des cinq peintres et non pas de celui de Paula Becker, qui habitait à Worpswede depuis 1898. Comme elle et la sculptrice Clara Westhoff étaient venues à Worpswede pour recevoir un enseignement de la peinture, avant qu’elles ne travaillent comme artistes indépendantes, leur travail ne sera pas dans un premier temps reconnu3 (Kirchgraber, 2003 : 66).
S’il est une manière pour les hommes d’explorer cette voie du féminin dans leur propre mode de vie, Rosa Mayreder en conclut que « leur forme de vie se rapproche de celle des femmes » (Le Rider, 1990 : 187) et qu’ils se détournent ainsi de leur virilité. De son point de vue, le principe de la dualité du corps et de l’esprit les condamne par cette incapacité à « mettre en harmonie [leurs] exigences intellectuelles et [leur] rôle sexuel, ce qui [les] pousse à considérer la femme comme une menace ou comme un objet à conquérir » (Le Rider, 1990 : 187). La question relative à la dualité invite à examiner plus finement le déséquilibre de ces valeurs qu’impliquent les rapports homme-femme lorsque les qualités de l’une et de l’autre ont un effet outrancier. Ce que ne manque pas d’exposer Rosa Mayreder en brossant un portrait de Lou Andreas-Salomé, dont la personnalité, à la fois tyrannique et passive, serait une forme de réponse à la contradiction que l’époque moderne met en exergue. Néanmoins, par ce dérèglement, l’écrivaine bohême est elle-même aussi « déchirée à sa manière […] entre sa forme d’érotisme dominée par la soumission et la passivité, et son besoin d’affirmer sa supériorité » (Le Rider, 1990 : 188). Dans cette relation, l’homme adopterait alors un comportement débonnaire et empreint de misogynie. La distinction des genres masculin et féminin se trouve renforcée par le processus social pouvant induire un déséquilibre des conduites humaines ; à l’échelle de l’individu et dans son approche fractale, le féminin et le masculin, dans la manière dont ils sont investis à un autre niveau, sur le plan physique et sur le plan spirituel, invitent à réfléchir à l’ambivalence de ces valeurs pour rétablir l’harmonie entre elles et l’unité en l’homme. Pour Rosa Mayreder, l’harmonie trouverait son sens en une figure de l’androgyne qui ne « serait ni plutôt mâle, ni plutôt femelle, mais véritablement synthétique et seul capable de relancer la communication entre les sexes » (Le Rider, 1990 : 189).

Retrouver un dialogue avec la nature ressource

Le dialogue, au nom de la morale, s’invente dans la colonie de Monte Verità, par le medium de l’esthétisme, agissant selon des perspectives fonctionnelle et artistique, pour faire émerger une concordance entre la forme et le contenu. Le mode de vie simple, austère et sobre devait être le signe d’une quête de la vérité « incitant à juger les objets d’usage courant selon leur utilité pratique véritable » (Cauvin, 1970 : 99), mais aussi un apprentissage à miser sur l’essentiel pour accéder à la liberté et à la beauté. L’orientation esthétique consentie au Monte Verità s’appuyait sur le rêve de voir en toutes les « œuvres de l’art et de la philosophie, […] les plus hautes et les plus pures manifestations de l’esprit. Les comprendre, c’est être en rapport direct avec lui, c’est comprendre son langage ; les créer, c’est être une part de lui-même » (Cauvin, 1970 : 99). Au Monte Verità justement, les pratiques gymniques, artistiques et philosophiques engagent une recherche, à travers le mouvement notamment, pour donner à voir l’esprit à l’œuvre. Le courant ésotérique influent de l’époque, dont la spiritualité se distingue de la morale chrétienne, inscrit la démarche charismatique de Rudolf Laban au Monte Verità.

D’une idée de la reliance4

Bien que Rudolf Laban soit prédisposé à faire de sa vie une œuvre de la danse, il semble opportun d’insister sur la fonction qu’il occupe, à son arrivée au Monte Verità non pas comme professeur de danse mais comme ingénieur attaché à la science du mouvement. Ne disait-il pas qu’« Il est difficile de comprendre toute la signification du mouvement et de l’observer avec exactitude sans une longue expérience » (Laban, 2003 : 125). L’objectif premier de la colonie de Monte Verità se rapporte aux soins du corps et à l’alimentation végétalienne. Le principe de vie communautaire autarcique associé engendre pour ses membres une participation épuisante au travail de la terre pour cultiver les légumes. Rudolf Laban se saisit de cette occasion pour étudier et proposer une aide visant à réduire la pénibilité de ce labeur par l’adoption de gestes adéquats dans un rythme adapté.
Pour les résidents de la colonie, [c’est] une de ses opportunités géniales, la simplification du travail au jardin grâce à la rythmique. Laban essaie, dans le sens profond du mouvement de réforme, d’allier l’art à l’aspect de la vie quotidienne. Le travail du sol rendu difficile doit être soulagé par un mouvement régulier et rythmique5 » (Kirchgraber, 2003 : 42).
Car en effet, la propension pour cette science du mouvement qu’il s’attache à déployer depuis sa plus jeune enfance, est fondée sur « une profonde relation entre le mouvement de l’individu et celui du cosmos » (Hogson, Preston-Dunlop, 1991 :23) perçue comme une évidence. Certes, l’esprit de la tradition ancré dans les pratiques rituelles festives et dansées observées dans les territoires balkaniques et le bouillonnement de la pensée philosophique, littéraire et artistique secouant les empires austro-hongrois et allemand à la fin du XIXe siècle n’est pas sans orienter significativement les croyances de Rudolf Laban. L’attitude expectative de Laban visant à comprendre l’effet de toute action de l’homme « sur l’état mental de celui qui bouge » (Laban, 2003 : 124) témoigne de sa préoccupation à saisir les facteurs participants de l’équilibre harmonieux de l’individu dans sa dimension singulière et relié à son environnement. À vingt-et-un an, Rudolf Laban s’engouffre dans le XXe siècle, nouvelle ère de la modernité, pris entre le pessimisme culturel ambiant de Vienne et le réinvestissement d’une pensée mystique sans Dieu (selon Hofmannsthal). Fasciné par l’expression de la vie que manifeste et célèbre toute chose, le mouvement, pour Laban, est à l’origine de la vie. Il comprend en effet que le mouvement permet de donner à voir l’émanation de cette énergie de vie contenue en soi. Les changements d’état observés en particulier chez les danseurs derviches, que Laban identifie comme une manifestation de l’extase, sont pour lui le signe d’un phénomène grandement suggestif et donc communicatif.

Monte Verità, aux confluents des arts

L’individualité au service de l’art

La démarche introspective jaillit sur le collectif parce que le but concerne la collectivité qui doit pouvoir se renouveler de l’intérieur pour attester de sa puissance de vie et vivre en harmonie. Ce n’est pas sans rappeler « les droits de l’« Unique » face à la société » que « Max Stirner avait proclamé dès 1845 » (Cauvin, 1970 : 19), dont l’expression, au-delà de sa couleur politique passionnée, esquisse peut-être le projet complexe greffé autour de cette grande question existentielle et dont l’individu va être le centre. C’est bien de ce point de vue que Nietzsche, en signifiant le malaise culturel allemand, en dénonce l’apanage décadent et les thèmes qu’il aborde, qu’ils concernent la formation humaniste, la démocratisation ou bien encore le rapport de la culture à l’Etat, auront une influence déterminante, sur les pédagogues en Allemagne mais encore sur l’ensemble des communautés artistiques et littéraires de l’époque 1900. La Modernité met en lumière le principium individuationis qui, selon Schopenhauer, à l’examen du conflit interne et interpersonnel aux effets négatifs sur le monde, dévoile particulièrement une disposition à manifester l’égoïsme. Indifférent aux autres, l’individu, et par là-même coupé de lui-même, se trouve dans « l’illusion de l’égocentrisme et de l’individualisme qui empoisonne les relations humaines » (Le Rider, 1990 : 40). En effet, le filtre de ses sentiments, qui le contraint à la subjectivité, le détourne de la connaissance immédiate, vraie, de l’objet qu’il a transformé par ses sentiments. C’est mettre cela sur le compte de l’individualité mais avec Schopenhauer, c’est « l’intuition esthétique qui permet l’éclatement de l’individuation et l’apaisement de la volonté individuelle » (Le Rider, 1990 : 40). Plus encore, avec Nietzsche, le moyen auquel l’homme peut recourir pour s’affranchir de sa subjectivité et retrouver sa reliance avec son être profond, impartial, objet de quiétude et d’harmonie, c’est de faire « marcher un moteur dans [l’]âme » (Allard, 1997 : 38) pour entrer dans la folie dionysiaque et ainsi l’épurer de tout ce qui l’entrave.

Le patrimoine Duncan

À l’appui de Nietzsche

Lorsqu’Isadora Duncan avait dansé « Les Bacchanales » au Künstlerhaus de Münich les 15 et 16 novembre 1902, n’avait-elle pas communiqué l’ivresse extatique qui s’était emparée d’elle ? Pour dire, Frietz August von Kaulbach, appartenant alors à la Sécession des peintres munichois, avait créé un pastel d’Isadora dansant dont le tempérament ne laissait personne indifférent. La manière dont Isadora vivait sa danse laisse entrevoir non seulement l’ancrage culturel duquel elle proclame ses convictions, mais aussi la cohérence des idées mouvantes dans laquelle elle s’inscrit. La fidélité vouée à la civilisation grecque la conduit à explorer le mystère dionysiaque dans certains aspects de ses danses et comme elle l’annonce, « la danse, c’est l’extase dionysiaque qui emporte tout » (Allard, 1997 : 191). Dionysos, s’il est un dieu lié à la fois à la puissance lumineuse d’en haut et aux forces telluriques d’en bas, alors lui est conféré cette qualité de « mise en branle, […], du mouvement enthousiaste de l’âme » (Borgeaud, 1999 : 193) dont se saisit Isadora pour donner à voir une histoire de sa réconciliation à son être profond, siège de l’espace sacré où se jouent les relations entre l’extérieur et l’intérieur. Les tensions mises en jeu par le mouvement et menées à leur paroxysme, telles « La folie des Bacchantes, intimement solidaire d’une fièvre religieuse et d’un désir ardent, s’élevant jusqu’à la furie exaltée » (Borgeaud, 1999 : 168), se jouent dans un espace où l’expérience numineuse est possible. En effet, la lutte entre les « forces qui vont du microcosme au macrocosme » (Rebaud, 2013 : 47) procède au chaos émotionnel dont l’issue offre l’accès à un espace de contemplation. Isadora Duncan, par sa manière de saisir la polarité des deux principes dionysiaque et apollinien, accomplit dans sa danse l’indicible, c’est-à-dire une manifestation du sacré où son corps, par le mouvement, témoigne de ce passage entre l’affrontement à la matérialité et l’accession au Sublime, alors que ces deux univers, dionysiaque et apollinien, semblent antithétiques comme le souligne G. Giaccardi : « L’univers apollinien tourne autour d’un centre alors que le démembrement dionysiaque implique la fragmentation en une multiplicité de centres de conscience, de sorte que l’énergie est engendrée par l’incarnation des opposés plutôt que par leur réconciliation » (Giaccardi, 2008 : 77-93)

La voie du Sensible

Dans cette dualité encore, l’éruption de symptômes émotionnels communicatifs liée à l’enjeu du dévoilement relève, à cet instant précis, de la dimension magique œuvrant à la manifestation de l’extase. Et dans ce processus dansant, lorsqu’Isadora Duncan parvient à cet état de détachement des ambiances interne et externe à la fois, elle entre dans cet espace sacré de la danse. Elle expérimente en effet de manière singulière cette « multitude des possibles » du corps par la voie de la libération énergétique impliquant des changements d’état internes, et l’amenant à distinguer (…) deux genres de danse : la danse sacrée et la danse profane. Par profane, je ne veux pas dire scandaleuse, je parle simplement de cette danse qui exprime l’être physique et la joie des sens, alors que la danse sacrée exprime les aspirations de l’esprit vers une sphère plus haute que la sphère terrestre. On connaît très peu de choses aujourd’hui sur la magie qui réside dans le mouvement et sur la puissance virtuelle de certains gestes (Duncan, 2003 : 73). Si Isadora Duncan distingue le geste du mouvement, c’est encore sur la base de ses connaissances et intuitions fines qu’elle accrédite, aux gestes, la force de l’intention qui induit un rapport spécifique au corps. Par les vibrations énergétiques que les mouvements font remonter à l’interface de la peau, l’appréciation à divers degrés d’interprétation possibles qui en découle pour autrui se modèle sur l’apparence ainsi mise en jeu. Aussi, les nuances et variations à l’œuvre dans ces gestes rendent compte de forces tutélaires dont le décryptage n’existe que dans « le langage des sens » (Sirost, 2009 : 103). En s’octroyant par ailleurs une voie ouverte à la quête spirituelle, indicible certes, mais convaincante, Isadora Duncan, par l’apport des informations et des esquisses extirpées des archives6, renseigne sur son talent et peut-être même sur son génie à transmuter ce qui figure d’un rapport dialectique à la question existentielle en un astérisme éloquent. « Qu’un être humain puisse transcender son apparence humaine et se transformer en un mouvement d’étoiles, voilà la plus haute expression religieuse en danse » (Duncan, 2003 : 73). La danse d’Isadora Duncan, pour les Initiés, fait preuve parce que ses tableaux offrent une puissance virtuelle interprétative rendue possible par le prosélytisme du Sensible7 du début du XXe siècle. Au cours de sa carrière, Isadora avait, en effet, travaillé à se laisser traverser par ses sens pour capter, dans l’ensemble des domaines de la peinture, de la littérature, de la poésie, de la philosophie, ce qui relevait des régions encore inconnues de l’âme et qui tentait de trouver des mots, des images, des théories pour l’exprimer et l’expliquer. Or, Isadora Duncan, par la danse, donnait à voir, par cette voie intérieure, la manière de restituer ce que le domaine de l’impalpable avait tant motivé à rendre signifiant à la lumière d’une méfiance de la subjectivité à l’œuvre. Le mouvement, à l’appui de ses intentions dans la danse, par la manière de rendre compte de cet espace sacré, attestait de la faculté de « l’être humain, par l’importance accrue qu’il attribue à la puissance génératrice », à se libérer « peu à peu de ces rapports [érotisme et religieux] et » à « [prendre] conscience de sa vocation supérieure » (Borgeaud, 1999 : 170). C’est par cette porte de la verticalité qu’Isadora Duncan a établi un pont entre la source, espace du soi non manifesté, et la mise en mouvement jusqu’à son appropriation, jusqu’à « [devenir] ce mouvement incroyable » (Rebaud, 2013 : 24), pour rendre vivant un style de pensée et de vie de cette période du Lebensreform. Par sa danse, Isadora « [embrassait] toutes [ces] idées [pour] laisser les portes grandes ouvertes » (Rebaud, 2013 : 28) à l’aventure…

L’apport de Laban

L’expressionnisme ou la surimpression au ressenti

La présence de Rudolf Laban attire un certain nombre de danseuses avec lesquelles il vient à créer une école de danse en 1913. Du projet de Tanzfarm8 à celui de Labanschule, l’art de la danse constitue le couronnement de l’ensemble des entreprises philanthropes aux objectifs humanistes cosmiques9. En se retirant au Monte Verità et sous la direction de Rudolf Laban, Mary Wigman poursuit sa formation qui la prépare à devenir l’icône du courant de l’Ausdrucktanz10 en Allemagne. « Elle représente les valeurs des Asconais liées à la vie, au corps, au geste, au mouvement, à l’expression. L’ensemble familier de ces mots est, après tout, admis d’un point de vue d’autres théories de l’expressionnisme11» (Green, 1986 : 190). Les peintres, en effet, en réaction contre l’académisme et associés au mouvement du Lebensreform, investissent leur subjectivité pour rendre compte d’émotions. Au fait de la danse murie par Mary Wigman, la subjugation est entière pour « le caractère émotionnel et spontané [qu’] ils voient en surimpression dans leur ressenti pour la peinture. Cette danse correspond à leur nouveau sentiment de vie. De la même manière que les danseurs, ils veulent montrer une ouverture sans conventions restreintes et sans inhibition de leur intériorité12. » (Kirchgraber, 2003 : 182) En cela, les peintres du mouvement expressionniste, en particulier ceux issus de l’association « Brücke » et plus encore Ludwig Kirchner, portent son art dans sa dimension révolutionnaire, car Mary Wigman, en elle et par elle, fait don de « […] la valeur intérieure de chaque mouvement. Là aussi, la beauté intérieure remplacera la beauté extérieure. Une puissance que l’on ne peut encore soupçonner, une force vivante émaneront des mouvements ” non beaux “. Leur beauté éclatera tout d’un coup. À partir de ce moment, la danse de l’avenir prendra son essor ” » (Guilbert, 2000 : 24). Mary Wigman est bien ce témoin d’un travail assidu qui a pour effet de lui révéler les mystères de la vie. De la danse communautaire, Mary Wigman apprend En ce lieu du Monte Verità où les forces en présence opérantes se manifestent dans « […] l’expérience de la nature et [dans] le regard profond sur son propre cœur, [objet de l’enjeu lié à] cette quête de l’immensurable avec toute cette extase et toute cette résistance13 » (Green, 1986 : 197), Mary Wigman, dans ce va-et-vient permanent de la perception à l’impression faite au corps, est prise continuellement entre la rigueur théorique et le désir intense de création de Laban. Au Monte Verità, il avait initié une danse qui se pratique d’abord pour soi et ensuite à l’intérieur du groupe, entre soi. La dimension communautaire de la danse ne prend une valeur affirmée que lorsque les danseuses peuvent faire l’expérience de leur singularité pour la partager ensuite et entrer en relation avec le groupe. La valeur du féminin découle ainsi de leur manière d’investir une connaissance ésotérique de la nature par le mouvement et de prendre part au monde en privilégiant ce mode d’entrée. Toutefois, il est probable que ce rapport au féminin ne soit identique pour toutes les femmes ayant séjourné au Monte Verità. Entre celles qui font figures de révolutionnaires, de muses ou bien encore d’écrivaines bohême, leur détermination à vivre en femmes libres fait apparaître un prisme dans lequel les valeurs du féminin qu’elles défendent révèlent des modes de fonctionnement sociaux différents. Dans la danse, cette notion de liberté appelle au moins à adopter d’une part un comportement de soumission face à la personnalité de Laban, qui, comme en rend compte Mary Wigman dans « « My Teacher, Laban » en 1954, […] le décrivait (au Monte Verità) comme étant terrifiant, avec son sourire sarcastique et toujours prêt à pointer du bout de son stylo votre point faible comme avec une lampe torche14 » (Green, 1986 : 99). D’autre part, le caractère collectif du groupe renvoie la nécessité pour Mary Wigman d’affirmer et de protéger sa singularité en tant que signe distinctif mais aussi d’appartenance à cette communauté. C’est dans cette perspective qu’une idéologie de la singularité s’affirme tout d’abord autour de la figure Duncan dans la première moitié du XXe siècle en Allemagne, puis autour de celle de Wigman après les sept années passées au Monte Verità. La mise en évidence d’un rapport contradictoire au corps-nature dans la danse Si le mode de reconnaissance esthétique chez Isadora Duncan passe par la société mondaine et s’il dévoile, par sa manière d’être au monde dans un groupe d’élus, une logique grecque antique, ce rapport à l’autre qu’investit Mary Wigman s’inscrit dans une logique égalitaire. Néanmoins, le rapport antithétique qu’elles entretiennent avec les types de société définis souligne aussi leurs manières communes d’investir l’esprit de la nature et des valeurs du féminin affirmées. Autant Isadora Duncan, en revisitant l’histoire grecque, invoque son « […] idéal [à] fonder un temple d’art antique dans lequel, telle une prêtresse sacrée, [elle] consacrerai[t] [sa] vie au culte du beau. [Elle] [s]’emploie activement à promouvoir [son] idée de rétablir les danses et le costume antiques et de les faire adopter par un aussi grand nombre que possible d’individus de [son] sexe (Duncan, 2002 : 48) »,autant Mary Wigman aborde la dimension communicative de la danse au travers du corps de masse où « le corps en mouvement […] [est] ainsi au cœur des projets de nouvelles formes de vie collectives [reliant] l’utopie de l’homme réceptif et le « corps capable de vibrer » (schwingungsfähige Körper) : un corps en vibration, qui réagit avec tous les sens aux vibrations du monde moderne » (Szeeman, 2003 : 130). Le concept de vibration est en effet employé dans l’éducation de la danse que Laban promeut au Monte Verità en ce sens où « la vibration est créatrice de toute forme matérielle, [qu’elle concerne] une pensée, un geste ou mouvement [engendrant ainsi] une résonnance dans l’organisme, lui-même essentiellement constitué de tensions et de vibrations » (Szeeman, 2003 : 129). En matière de communication et à l’appui du travail de Steiner concernant l’eurythmie, ces vibrations sont porteuses d’informations pour le groupe lui-même. Traversée de cette influence dans la danse, Mary Wigman conçoit une représentation attachée à la communauté fondée sur « la réceptivité de l’organisme humain, où les individus sont reliés par des résonnances » (Szeeman, 2003 : 129). Autant la logique Wigman investit l’avenir de la danse moderne grâce aux recherches de Laban, autant celle de Duncan éprouve les origines au travers de grands mythes. Que l’art fait-il du genre ? Néanmoins, la logique esthétique qu’Isadora Duncan investit dans son art, en valorisant l’idéal du Beau antique et de l’effet qui en découle dans les valeurs du féminin observées dans son mode de vie, font d’elle une femme moderne dont l’émancipation ainsi affichée rejoint celle des militantes. Autant la vie communautaire que Wigman, sans enfant, choisit, la détourne des contraintes assujetties au rôle de mère, autant la vie familiale à laquelle est confrontée Duncan attise son esprit à vouloir la reconsidérer. C’est de ce point de vue qu’elle n’hésite pas à affirmer que Toute mère devrait être libre de faire un travail utile à la société, tandis que les femmes dont la vocation consiste à s’occuper des enfants devraient être formées à cette belle profession et prendre soin des enfants des autres femmes aussi bien que des leurs. Ainsi les mères du monde entier seraient libres d’expérimenter plusieurs pères pour les enfants comme un botaniste expérimente des fertilisants pour ses graines (Duncan, 2003 : 98). Pour autant, la valeur portée au féminin ne s’enracine pas du tout dans un mouvement de lutte entre les sexes mais bien plutôt dans un courant de pensée romantique assorti de la résurgence de grands mythes au travers de la philosophie de Nietzsche. L’amalgame entre ces deux positions doit être soulevé dans la mesure où la réputation d’Isadora Duncan a été forgée sur des malentendus parce que le sens qu’elle donnait à ses discours était ignoré. Sa biographie romancée appuie de prime abord la dualité de son existence guidée par la sentimentalité et la cruauté assorties d’un génie de la danse. La primauté de l’art moderne lui est dévolue mais plus encore par ce qu’elle est, Isadora Duncan assimile toute une époque dont l’art de la danse cristallise les phénomènes les plus marquants. Du Lebensreform aux courants portant l’humanisme, elle fait de sa danse le vecteur de l’utopie d’une communauté d’intellectuels et d’artistes. L’espace du Monte Verità est l’endroit qui reflète le mieux l’ensemble des aspirations au changement mais Isadora Duncan, en un bref instant, en ouvre les perspectives. Les valeurs de religiosité et de féminité identifiées à la fois chez Duncan et Wigman témoignent d’« une foi en la dignité et source de l’homme individuel [en lequel se manifeste la vie de l’esprit.] Isadora ne s’inclinait pas brusquement, s’agenouillait pour se redresser encore, ses mouvements étaient principalement bondissants, et son torse ne se tordait, ni ne tournait » (Green, 1986 : 195). De surcroît, les qualités de fluidité et de dynamisme repérées chez Duncan constituent l’amorce d’un champ d’investigations pour les danseurs du futur tandis que le style de Wigman, en devenant la représentante de l’Ausdrucktanz, arborait également un principe de lutte rapporté à celui des masses.

Un rapport à la nature investie

Aux prises avec les valeurs du féminin

Au cœur de l’Allemagne patriarcale, les deux villes de Heidelberg et de Münich résistent à la politique de Bismarck, deux foyers où l’existence des sœurs von Richthofen est marquée par la prise en mains émancipée de leurs destins grâce à leur rencontre avec Otto Gross15 et les milieux littéraires et artistiques de Schwabing. Néanmoins, Else et Frieda, les deux sœurs, ne vont pas du tout investir la révolte du féminin de la même manière que les sœurs Duncan, Isadora et Elizabeth, à peine plus âgées de trois années qu’elles. Autant Martin Green a réussi à mettre en lumière le lien qui unissait les dames Jaffre et Weekley aux prises avec le courant érotique porté par le Lebensreform, autant les vies des sœurs Duncan ont toujours été considérées éloignées l’une de l’autre, sans attachement, l’une dans l’ombre de l’autre et pourtant exposées, aussi bien l’une que l’autre, aux affres de la société. L’élan que soutient le courant érotique allemand dans sa période très brève, de 1900 à 1910, dégage une puissance rendant « un culte aux valeurs de la vie, à l’intuition et à l’instinct » (Green, 1979 : 23) et attestant ainsi d’un changement révolutionnaire conditionné par ce retour à la nature où l’expression du sensible trouve toute son acuité. La terre, source de création, inscrit le mystère de la Vie. Pour y accéder, l’homme doit recourir à ses sens mais sous condition de les éprouver dans un environnement adéquat, dénué de tout artifice. En renouant ce lien avec la nature, la valeur du féminin est reconnue dans sa composante originelle pour communier aux secrets de la terre et participer à la naissance de l’homme nouveau. L’utopie de cette conception rénovatrice instruite par Nietzsche repose donc sur la nécessité de retrouver le chemin de la sensation. De même, les écrits de Johann Bachofen, à la source d’une conviction ancrée dans la féminisation des valeurs particulièrement diffuse en Allemagne, veulent démontrer la principauté du féminin dans les sociétés humaines originelles et la mise en œuvre d’un système gynécocratique à l’époque primitive. L’intérêt que Bachofen porte à Gaïa, déesse de la terre et de la création, le conduit à réfléchir à la naissance de la religion et à son évolution associée aux cultes. « La plus ancienne notion de ce type [de religion] est féminine : c’est la terre. C’est elle que l’homme scrute, et non Ouranos. Il est naturel que, dans cette unité de l’homme avec la nature, on ne perçoive que le fondement le plus proche, à savoir la terre, et non pas le plus éloigné » (Borgeaud, 1999 : 74). L’idée de la primauté du féminin dans la création est irréfutable de son point de vue et par cet ancrage à la terre-mère, l’interprétation des mythes définit un couplage religion-nature. Bachofen est intimement persuadé de « (…) l’existence d’une humanité primordiale, origine de toutes les nations, dont la religion fut une religion de la nature. Profondément matérielle, avec comme unique moyen d’expression le symbole, cette religion aurait revendiqué pour divinité première la Terre, source de toute création visible » (Borgeaud, 1999 : 53). La religion de la nature, par extension du rapport tellurique qu’entretient tout être vivant, est réinventée début XXe, assortie d’une perception sensible qu’il retrouve à son contact. Les sœurs Duncan ont ceci en commun avec les sœurs von Richthofen de partager le même espace géographique à des moments identiques, clés de l’histoire culturelle allemande. Il s’agit pour elles d’appuyer un statut de reconnaissance au féminin qui passe par la libération du corps, davantage exposée chez Frieda et Isadora mais suscitant tout autant d’ambition pour Elizabeth et Else. Au cours de ses voyages, Isadora Duncan, au sein de sa famille en premier lieu et ensuite auprès d’intellectuels et d’artistes en vogue, attise une curiosité passionnée pour les courants littéraires, philosophiques et artistiques recouvrant le passage du siècle à l’autre. Instruite et initiée, Isadora avait en effet trouvé une voie pour mettre en corps et rendre publique une issue aux débats affermis du Lebensreform dans la période wilhelmienne. Tout comme Frieda qui « refusa l’idée d’une vie sans idéal » (Green, 1979 : 31), Isadora porte aussi cette idée à travers son art de la danse mais dont la vision, forgée par une jeunesse enthousiaste et dynamique, est teintée de mélancolie dans la troisième phase de sa destinée, à la veille de la Première Guerre mondiale. Jusqu’alors, cette femme qui, par sa présence scénique et son sens viril à affirmer publiquement ses choix, se posait en femme d’action et de revendication, en femme battante et bouillonnante mais à cette période précise, en femme douloureusement affligée. L’approche globale de sa vie mettant en exergue des évènements, tels que transposés sur une partition, suggère un rythme inscrivant une alternance de cycles d’espoirs et de désespoirs au cours desquels apparaissent des moments de bascule impliquant nécessairement de prendre position pour répondre à son engagement. C’est ainsi qu’Isadora, à l’âge de sa maturité, doute de tirer une satisfaction plénière de la manière dont elle avait orchestré sa vie. Bien que sa foi en l’idéal fût total, elle affirme pourtant qu’ aucun idéal n’a jamais connu de succès complet sur cette terre. Les idéaux entraînent toujours des calamités dans leur sillage. Il est fréquent que les idéalistes deviennent fous. On poursuit un idéal, on y consacre sa vie, et on risque de devenir fou – et pourtant, quoi d’autre ? L’idéal, c’est la seule chose vraie (Duncan, 2002 : 124). À un âge avancé également, Frieda avait défendu son statut d’indisciplinée tout au long de sa vie dont l’idéal, voué à l’amour total, participait à la construction d’une figure de « prêtresse des mystères érotiques » (Green, 1979 : 225). Elle éprouvait aussi des doutes sur l’issue de son entreprise qu’elle aurait peut-être souhaité voir se prolonger, en premier lieu à Taos, autre colonie aux visées quelque peu anarchisantes et comparables en certains points à celle de Monte Verità. Le terrible constat sur l’état d’esprit de la communauté de Taos qui « avait cessé d’être le monde de la Femme pour devenir le monde des bonnes femmes » (Green, 1979 : 227) montre une faille de cette foi en le renouveau de l’homme et de ses aspirations les plus élevées. C’est dans ces termes que son « injonction à elle-même : « Je ne laisserai pas mon sang tourner à l’aigre », et ce qu’elle répétait souvent : « Je sais que je peux aimer » (Green, 1979 : 228) traitent du risque implicite, pour elle-même, à faillir à sa promesse. En tant que singularités, Frieda Weekley et Isadora Duncan, insoumises et zélées aux visages de muses, se débattent pour rester fidèles à leurs aspirations premières, gagnées par le conflit accablant de la vieillesse et de la souffrance. Quand bien même Isadora, alors emblème d’un modèle de femme charismatique, signifie éloquemment que C’est parce que la forme humaine n’est pas et ne peut être à la merci de la mode ou du goût d’une époque que la beauté de la femme est éternelle. Cette beauté sert de guide à l’humanité, la mène vers son idéal qui est de devenir divin. (…) l’idéalisation de la forme humaine et la conscience de son essence sont la racine de tout art créé par l’homme (Duncan, 2003 : 70). Il n’en demeure pas moins, qu’en proie à leurs incertitudes, ces deux femmes puisent en elles cette même énergie qui les avaient aidées à gouverner les moments les plus exaltants de leur vie. Quand Frieda écrit « J’ai de la chance », (…), « le seigneur m’a fait don de richesses intérieures », (…), « Je suis dans les meilleurs termes avec l’Univers… Etre une femme nous autorise à aimer toutes choses » (Green, 1979 : 227), Isadora affirme de son côté que (…) sur toute ma vie s’est étendu, comme une bénédiction, le génie d’Eugène Carrière, m’incitant à rester fidèle à mon idéal le plus haut, m’appelant toujours à plus de pureté dans la sainte vision de l’art, et quand la douleur faillit me rendre folle, c’est une œuvre de Carrière que j’avais près de moi qui me redonna la foi nécessaire pour vivre (Duncan, 1927 : 114). Ainsi, la foi en la manifestation d’un principe supérieur dans chacune de leur vie mobilise la puissance de leur volonté à continuer à être des représentantes pour l’une, d’une aventure spirituelle et pour l’autre, d’un génie artistique éprouvé dans la danse. La description des personnalités d’Else Jaffre et d’Elizabeth Duncan, plus enclines à observer l’ordre établi, laisse cependant entrevoir, dans leur engagement professionnel, une complexité de leurs sentiments de la sphère des non-dits. En effet, bon nombre de situations dans leurs relations à Max Weber et à Max Merz imposaient de trouver des compromis pour conserver un climat rassurant et, d’une certaine manière, harmonieux. Bien que pour Else, « sa mise en question de la répression patriarcale [fût] toujours la même que celle de Weber, dans l’esprit libéral, réformiste, juridique et intellectuel de Heidelberg » (Green, 1979 : 31), il lui était nécessaire de vivre en accord avec le monde des hommes. (…) Pour Weber, l’effet de son attachement amoureux fut certainement moindre : l’amour qu’il ressentit pour Else était en contradiction avec ses idées. Mais, Frau Jaffe partageant ses croyances, leur double renonciation à un quelconque accomplissement amoureux contribua à renforcer chez lui le côté moral (Green, 1979 : 110). Sous-entendu, le pouvoir de l’érotisme, qu’exhortait Otto Gross, n’avait pas conquis Else von Richthofen à l’époque où pourtant elle aussi avait aimé cet homme. Par la suite, elle ne put consentir à adopter des choix de vie anticonformistes et distinguait ainsi différentes manières d’aimer. Else vouait plutôt sa fidélité à Heidelberg où elle avait construit ses repères, de la thèse de doctorat en 1901 à son métier d’inspectrice du travail, dans le cercle des Weber et dans le sien grâce à son époux Edgar Jaffe. Néanmoins, sous l’éclairage que Martin Green apporte à sa vie, Else semble avoir endossé le rôle d’une femme sacrifiée en adoptant une position de retrait dans ce milieu d’hommes où elle était considérée comme un merveilleux intermédiaire permettant aux gens d’entrer en contact et en dispensant des soins bienveillants à ses proches et à leurs enfants. Quant à Elizabeth Duncan, elle avait choisi de résider en Allemagne mais plus encore, de ne jamais abdiquer. Elle était obstinée et, tout comme Isadora, habitée « d’une grande énergie, d’une grande envie d’entreprendre et d’une grande spiritualité16 » (Merz, 2000 : 173) qu’elle conserva jusqu’à la fin de sa vie malgré des circonstances évènementielles traumatisantes. Aucun témoignage ne vient ternir l’image positive d’une femme vive qu’Elizabeth a toujours donnée à voir et conservée jusque dans sa vieillesse. Elle avait une vision très haute de l’art et y était fidèle. C’est à l’appréciation de ces qualités que ses proches, Max Merz et sa sœur Isadora, pouvaient compter sur l’immutabilité de celle qui participait à leur aventure. L’univers d’Elizabeth Duncan est également celui de la danse. Celle qui devient « Tante Miss » à l’école Duncan à Berlin en 1904 est aussi dévouée à sa cause qu’Else Jaffre était à Heidelberg, et toutes deux aussi bien déterminées à privilégier l’ordre établi que Frieda et Isadora s’évertuaient à le renverser. Le comité féminin de soutien financier, que les sœurs Duncan avaient rassemblé autour de l’école de Berlin, illustre le système hiérarchique des rôles attribués aux sexes, fondé essentiellement sur la manière d’user de titres honorifiques induisant une discrimination des statuts à l’intérieur de la famille. Frau von Mendelssohn, grâce au mécénat de son mari, consacrait ainsi du temps à faire vivre une œuvre, dont les idéaux, reposant sur une éducation de jeunes filles à l’art de la vie par la danse et la culture dans son acception la plus large, répondaient à la vision sociale, dans son rang, de ce que pouvait être une femme à sa place. L’altercation l’opposant à Isadora en 1906 à Berlin est l’expression de la peur. Isadora, en ne jurant que par sa foi en l’amour et de surcroît en l’union libre, soutient un modèle d’existence aux enjeux de liberté et d’autonomie que Frau von Mendelssohn ne peut envisager. L’aveu implicite de la peur replace la société de toutes ces épouses face aux efforts de sacrifices consentis pour avoir acquis, non seulement le droit d’exister à travers les œuvres de leurs maris, mais surtout une protection sociale. En cela et au nom de cette sécurité, l’impératif du « sérieux » constituait l’apophtegme inséparable de l’institution du mariage dans laquelle l’amour n’était pas compatible avec la vision d’un amour érotique. À propos de la liaison extravagante d’Isadora avec Edward Gordon Craig et de la manière dont elle s’offrait en public par cette relation tumultueuse, les dames du comité n’en finissaient pas de jaser et manifestaient fortement leur désapprobation. Il était intolérable de laisser une telle « personne indigne » éduquer 20 jeunes filles fragiles et qui pourtant se voulait honorable en fondant l’école Duncan. Une confrontation se produisit entre Madame von Mendelssohn et Isadora qui restera vraiment douloureusement gravée dans la mémoire. Le comité de protection ne voulait pas accepter plus longtemps Isadora comme directrice de l’école, alors que toute la confiance était misée sur Elizabeth. Isadora commenta de manière laconique : « Maintenant Elizabeth a ses propres idées, mais elle ne fera pas leur public […] ». Elizabeth mena sa vie privée de manière plus discrète qu’Isadora. Le scandale s’arrêta lorsqu’Isadora quitta Berlin pour accoucher de son enfant en Hollande et Elizabeth devint la directrice de l’école officielle17 (Müller, 2000 : 103-104). Elizabeth s’insurgeait probablement aussi contre cette vision patriarcale du mariage puisqu’elle avait également porté, durant toute sa vie, l’œuvre de l’école Duncan, initiée par sa sœur. Cependant, en assumant la direction pédagogique et organisationnelle depuis son ouverture, Elizabeth gagnait la reconnaissance de la communauté influente de l’époque nécessaire à la promotion de son idéal. Car elle aussi, pour investir ainsi le féminin, devait être marquée par la personnalité de leur mère. Miss Dora Duncan avait d’ailleurs accompagné ses filles à Berlin et demeurait pour un temps auprès d’Elizabeth. En outre, les jours de visite à l’école, Elizabeth « recevait (…) sous l’autorité de sa mère, qui humblement mais pourtant trônait comme une reine18 » (Müller-Fürer, 2000 : 69) dans la dépendance totale de celle qui avait figure de « patriarche » au sein de la cellule familiale. Assurément, seule, Miss Dora s’était continuellement efforcée de protéger, de nourrir et d’éduquer ses quatre enfants. La prégnance de ce modèle clanique, du point de vue des sentiments, révélait la profondeur du tissage des liens entre les membres de la famille et leurs statuts. C’est dans cette perspective que le rapport d’Elizabeth à sa mère est convaincant tout autant de respect que de vie commune consentie bien qu’Elizabeth dirige elle-même son existence. Au cours de la période trouble de l’entre-deux guerres, Elizabeth n’avait pu, finalement, se détourner de la source. Cette source maternelle, qui avait comblé ce phalanstère temporel, inspirait immuablement ses héritiers. Identique à la puissance tellurique des origines, Elizabeth Duncan, aux prises avec le risque constant, manifestait une volonté magnanime à soutenir cet héritage à l’œuvre dans son école, produit de sa carrière professionnelle et de sa réussite sociale. Or, l’élaboration de cette notoriété s’appuie aussi sur les accointances d’Elizabeth avec Max Merz. Employé en tant que professeur de musique à l’ouverture de l’école, le lien profond qu’il noue en communauté avec Elizabeth, autour d’échanges mutuels aux affinités artistiques révélées, ne peut, au cours de ces premières années, présager de cet enjeu de vie ou de mort, assujetti à Elizabeth. La récupération idéologique des pratiques corporelles abordées chez les Duncan que Max Merz entreprend avant la Première Guerre mondiale est confirmée lors de son discours inaugural de l’implantation de la nouvelle de l’école à Darmstadt. Discours assorti de sa reconnaissance envers Elizabeth, sans l’abnégation héroïque de laquelle l’entreprise de leur vie n’aurait pas acquis autant de valeur et d’espoir pour participer à la naissance de l’homme nouveau. Le 17 décembre 1911 le Grand-duc et sa femme donnaient une inauguration festive de l’école de Darmstadt. Max Merz tint un discours aux élèves qui attestait de la rupture avec un des points du programme de l’école visant la liberté, la démocratie, l’esprit cosmopolite et politique du monde d’Isadora Duncan : « Vous, les plus âgées qui êtes dans l’école depuis sept ans et qui avez pris part, de manière inconsciente ou consciente, à tous les objectifs de l’école : oui, vous deviez coopérer et donner de vous-mêmes. […] Dans tout ce que vous avez réalisé, vous aviez un modèle lumineux en l’exemple de votre guide et amie Elizabeth Duncan. […] Et la plus grande obéissance envers elle est simplement suffisante, comme la plus petite marque de reconnaissance envers elle. […] Et tout ce qui a d’humain en vous est issu de ce principe. L’organisation rigoureuse de l’école, qui fut menée doit vous avoir marquées. […] Et encore une chose que vous ne devez jamais oublier : pensez à cela, que vous êtes allemande et que vous avez grandi sur le sol allemand. Que vous ne deviez jamais l’oublier, c’est pour cela que je vais y veiller, aussi longtemps que je resterai à la tête de cette entreprise. Justement vous, qui êtes et devez être sous influence internationale, vous ne devez en aucun cas oublier, que l’Allemagne, même si elle n’est pas la vraie patrie, elle doit être cependant la vôtre en esprit. Vous savez combien Elizabeth Duncan, la californienne, est accrochée à l’Allemagne et combien elle l’aime, et qu’elle justement sait, pourquoi l’Allemagne est le vrai pays pour cette école. N’oubliez pas que le sens allemand et l’art allemand pèsent lourdement dans les aspirations les plus hautes et les plus profondes de l’être humain19 (Müller, 2000 : 117). Max Merz, légitimé dans son rôle de dirigeant et déterminé à faire de cette école une institution d’éducation à la vie, s’appuie sur les rouages fonctionnels de cet ensemble organisé. De son point de vue, son utopie d’harmonie est fondée sur des principes de pratiques corporelles hygiénistes associées à une idéologie de la pureté ; tandis que pour Elizabeth, son utopie mise sur la réalisation de l’individu grâce à une éducation partagée entre les soins à apporter au corps et à l’esprit pour vivre en harmonie. C’est en ces termes que leur divergence se manifeste et apporte la preuve de la nature des enjeux face aux compromis envisagés. En cédant aux orientations centrales du programme pédagogique de l’école Duncan choisies par Max Merz, Elizabeth conserve la garantie de l’enseignement dansé mais surtout, elle n’admet aucun consentement au sort des « Isadorables » qui ne soit en accord avec leur motivation personnelle et lié aux idéaux d’Isadora. Et Elizabeth constata aussi que les élèves les plus âgées ne pouvaient continuer à suivre la formation culturelle qu’avec Isadora. C’est pourquoi elle laissa, malgré toutes ses considérations, partir les 6 jeunes filles à Paris même si Max Merz, aussi, aurait préféré les maintenir à l’école. Mais les idéaux de sa sœur envers lesquels Elizabeth était fidèle se révélaient être finalement plus forts que les raisons économiques20 (Müller : 2000, 119). Au plus sombre du récit historique, il apparaît encore la survivance d’un état d’esprit, d’une énergie à trouver des moyens pour assurer la pérennité de la transmission, au-delà de la destruction, des séparations et de la mort. Elizabeth avait canalisé son existence autour de deux principes, la fidélité et la rigueur, qui l’ont aidée à discerner les directions possibles résultant de ses choix. Il en est une qui ne pouvait la décevoir, celle de l’art ; en laissant partir les « Isadorables », – élevées par elle-même -, Elizabeth leur ouvrait une porte, une nouvelle perspective sur l’Art. Au sens le plus strict, ces jeunes filles avaient bénéficié, à l’internat, d’une transmission de la danse la plus directe qui soit, entre maître et élève, et soutenue par une communauté artistique et philosophique prégnante. Cependant, bien qu’Elizabeth ait assumé ce rôle de mère, d’éducatrice et d’enseignante, elle se distinguait par son caractère altruiste. L’avenir de ces jeunes filles ne lui appartenait pas, tout comme les perspectives de ses enseignements développés dans plusieurs régions d’Europe et aux Etats-Unis. Elle était intimement persuadée que l’Art était au-dessus de Tout, au-dessus des aspirations nationalistes que Max Merz se targuait de diffuser ; c’était avant tout un homme qu’elle respectait parce qu’il avait participé à l’édification de son œuvre et qu’il lui avait permis d’exister, au même titre que ces épouses conformistes de la société bourgeoise patriarcale.

Monte Verità, un état d’esprit

Être en soi

C’est dans cette perspective qu’il convient de sonder l’enjeu que l’expérience sensible du corps cristallise à l’intérieur des courants de pensée humanistes. En effet, tous les acteurs du Monte Verità ont fait l’expérience d’une émotion bouleversante, peut-être même jusqu’à éprouver un sentiment océanique21 nécessitant de prouver, par leur mode de vie, l’existence d’une nature vivante, c’est-à-dire habitée « d’un quelque chose » immanent, et qui, par l’expérimentation et le langage, va pouvoir se dire. En choisissant de venir s’installer dans ce cadre géographique naturel, agréable et captivant, c’est donc pour vivre et rendre opérant le ré-enchantement du monde22 qu’ils ont investi. Les activités, regroupées dans les sciences humaines, sociales, techniques et artistiques, que les résidents explorent, soutiennent le courant d’une pensée ésotérique et ancrée grâce au travail et à la présence de Rudolf Steiner23. « L’eurythmie24 » (Schneider, 2010 : 51) vue comme « langage du mouvement [qui] est l’expression de l’âme humaine » (Schneider, 2010 : 8) est une pratique qu’il développe selon des perspectives d’investigations conduisant à développer le sens de l’intelligence contemplative. Il est possible que Steiner ait dérobé ce terme à Laban25 (Szeeman, 2003 : 34) ; cependant, la pensée théorique, que Steiner élabore sur l’eurythmie, à l’appui des modes d’expression de la sculpture, musique et poésie, cherche à tracer une voie montrant comment accéder à la profondeur de l’être et du réel26.
L’eurythmie est la sculpture en mouvement. La musique vit au plus profond de l’être humain. La musicalité est la résurgence artistique du monde des sentiments. Plus éloignée, dans la périphérie de l’Homme, résonne la poésie. Elle est l’expression artistique de l’univers des représentations (l’imaginaire) par la parole. En dehors de l’univers des représentations, quand l’Homme sort de lui-même, il vit dans la prise de conscience. Ce qui est appréhendé non par le « sensible » mais vécu spirituellement est transmis par l’eurythmie (Schneider, 2008, 57).
La pratique quotidienne de l’eurythmie à Ascona appelle à la centration sur soi et à donner à voir l’indicible qui mobilise, et le regard de la danseuse et celui de l’artiste.

Le culte de la beauté

L’idéal d’Isadora Duncan, quant à lui, répond à ce principe mystique et au culte de la beauté qu’elle n’a de cesse d’associer, valant d’une proximité avec la source immanente à la nature et de sa légitimité à être choisie pour témoigner, par sa danse, d’une unité retrouvée. La force de sa présence magnétique sur scène, irradiant son public et dont la posture, dans sa verticalité et la légère inclinaison de sa tête, bras levés, invite à questionner son rapport au monde. En effet, le tableau de 1905 Lichtgebet (Culte du soleil) de Fidus (de son vrai nom Hugo Höppener), dans sa métaphore du lumineux que le mouvement de jeunesse allemand investit, renvoie également chez Duncan à la perception et à la manifestation d’une énergie communicative, support de la reliance à la nature. Le principe de la lumière soutient la grande loi de l’amour qu’Isadora discerne
[d]ans les mythes des Grecs anciens[.] [I]l y avait toujours, pour exprimer l’acte amoureux, une transformation du dieu en un élément quelconque. Zeus apparaissait à Sémélé sous forme de rayon lumineux, à Danaé sous forme de pluie d’or, […], à Léda sous forme de cygne blanc. Toutes ces transformations ne sont que des symboles de la forme et du mouvement de tout amour. Ceci est la vraie danse d’amour – cet élément qui engage toutes les parties de la nature et devient, en retour, un nuage, une brume, un feu, […] ou un cygne blanc. Tous les amants qui savourent la vraie beauté de l’amour connaissent ces formes (Duncan, 2003 : 78).
Le rapport à la forme et au mouvement, observable pareillement dans ce même tableau de Fidus, sous-tend une représentation du corps libérée d’un code moral et sublimée par l’héritage que laisse la statuaire antique attachée à la beauté et à la santé. L’apparence du corps, dévoilée par le pli léger et transparent du tissu de la tunique d’Isadora Duncan, dessinant des formes à demi encore plus idéales, cherche à rendre compte de ce caractère religieux et sacré dont la beauté est l’éclat. C’est en ces termes que la valeur esthétique attachée à la forme, soutenue de l’effet vestimentaire, induit une « […] relation entre la danse et l’amour [vu comme accomplissement d’une fécondité esthétique où] il faudrait pratiquer les mouvements qui ennoblissent la nudité du corps humain plutôt que ceux qui salissent son image divine » (Duncan, 2003 : 78). Isadora Duncan puise son inspiration au travers des mythes dont les dieux renvoient à des modèles de la nature qui, dans leur perfection, inspirent l’art sculptural antique. Cette utopie du Beau, enracinée dans la splendeur d’une nature vivante, prend son sens dans l’œuvre que son amour de la beauté féconde (Piettre, 1983). Il s’agit en effet, par une captation de l’âme, de rendre visible ce qui est perçu du non-être à l’être, et de le rendre expressif à l’ensemble de son corps : c’est ce qu’Isadora avait perçu et compris de l’intention du sculpteur antique qui en imprègne la totalité de son ouvrage. L’idéal de la perfection auquel il renvoie est donc le produit d’un amour fécondé par l’âme révélateur de sens d’une unité retrouvée. Ce désir du Beau subordonné à l’idée de perfection présage l’interprétation divergente donnée à la conception de l’amour libre d’Isadora Duncan, lorsqu’elle l’associe à la morale. Elle rapporte en effet que « […], lorsqu’on [l]’interrogeait à propos de [s]es principes éthiques, [elle] répondai[t] qu[‘elle se] considérai[t] comme extrêmement morale car dans toutes [s]es relations, [elle n’a] jamais fait que des mouvements qui [lui] semblaient beaux » (Duncan, 2003 : 78). Isadora Duncan, dans cet idéal de Beauté, voit un principe de nature divine parce que ne pouvant être dit en tant que tel, Dieu se révèle à travers son humanité27. Par la danse, Isadora Duncan accède à ce sentiment océanique qui est tout autant la manifestation de son désir ardent d’accéder à une dimension totale et pleine du divin qui se joue dans cet amour fécond d’où surgit son art. C’est dans ces termes que sa déclaration peut être comprise :
Les gens me demandent si je pense que faire l’amour est un art et je leur réponds : non seulement l’amour, mais l’ensemble de la vie devrait être pratiqué comme un art. […] toute l’expression de notre vie doit être créée […] à travers la transformation de l’intuition et de l’instinct de l’art (Duncan, 2003 : 78)
L’impératif du sens à donner à « l’expression de [la] vie » est aussi l’affaire d’artistes peintres préoccupés de rendre opérant la voie du numineux. La relation établie entre l’art de la danse et celui de la peinture ne fait que renforcer la dimension créative du sujet, pris dans la force de son intention, d’une part, le saisissement de la spontanéité jaillissante du mouvement d’autre part. Le but étant, pour le peintre, de restituer l’instantanéité de cet instant éphémère en danse par la manière de le figer « sacralement » sur la toile. C’est dans ces termes que la représentation de la nature par Paula Modersohn-Becker, à Worpswede, est fondée sur « Dieu [lequel génère] toute la parenté qui relie l’homme à l’art et à la nature28 » (Kirchgraber, 2003 : 78). La filiation dont il est question ici justifie la nature d’un lien entre les êtres, en différents niveaux de signifiants, ainsi que le sens donné à cette même image réaliste de la nature saisie dans le vif. Pour cette artiste, il ne peut donc être question d’imitation, d’une reproduction d’un portrait de la nature à l’identique mais de faire valoir « le ressenti de cette parenté29 » (Kirchgraber, 2003 : 78). Dans cette perspective, le corps de la danseuse est également assujetti à cette même loi du Dieu créateur, formant en toutes choses et en tous éléments du cosmos, une solidarité universelle entre eux. Par une visite au Monte Verità en 1913, Isadora Duncan, en deuil de ses deux premiers enfants, retrouve Erich Müsham pour lequel et pour les amis duquel elle avait dansé des années auparavant en Bavière (Green, 1986 : 140). En arrivant tardivement dans ce lieu, Isadora témoigne à la fois de sa manière de restituer deux courants de pensée ayant profondément marqué l’Allemagne, attachés à la civilisation grecque et à la spiritualité émergente, et d’attester de la Modernité. D’une certaine façon, Isadora Duncan donne à voir, par l’ensemble de ses aspirations humanistes l’engageant socialement et artistiquement, un tableau qui fait sens pour ceux et celles qui se reconnaissent en elle. C’est ainsi qu’Ida Hoffman et Henri Oedkoven s’étaient rendus à Bayreuth en 1906 pour assister à l’une de ses représentations du Tannhäuser de Wagner et obtenir d’elle un entretien fixé au lendemain (Green, 1986 : 130). La promptitude de cette rencontre témoigne des intérêts communs qu’ils avaient à partager et du désir d’affirmer la dimension artistique au Monte Verità. L’engouement pour la danse se développe alors avec l’école féminine de Rudolf Laban, appuyée de la pensée anthroposophique de Rudolf Steiner. Invitées à réfléchir à un autre rapport au corps et au mouvement, les danseuses de Monte Verità expérimentent une forme de liberté, l’expression de leur singularité et ouvrent la voie à une forme de beauté. L’approche esthétique qui en résulte porte ainsi un caractère émotionnel et spontané qui fait surimpression dans le ressenti des peintres. Sublimée ainsi par la vue, la dimension artistique, que les valeurs du féminin soutiennent, arbore aussi la revendication à considérer et à promouvoir socialement ce féminin qu’Ida Hofmann30 revendique dès son arrivée et qu’elle défend dans un de ses livres intitulé « Comment réussissons-nous, nous les femmes, à accéder à des conditions harmonieuses et saines d’existence31 ? ». C’est en ces termes qu’un changement dans les rapports sociaux est attendu et qu’il manifeste, pour certaines femmes, la volonté de disposer de soi et d’assumer des choix en accord avec leurs aspirations profondes. C’est la raison pour laquelle la tentative de rapprocher les sœurs Duncan des sœurs von Richthofen prises dans le courant de l’érotisme est une manière de signifier, par le biais de convictions communes, l’expression de singularités qui, à leur manière, ont à la fois résisté au pouvoir du genre et l’ont soutenu. Inclinations au respect ou à la transgression de l’ordre établi, leur œuvre réside dans la manière d’avoir su affermir un charisme proprement enclin à les porter valeureusement dans le flux de l’existence et à conserver une foi intacte en la vie. Plus encore, pour les sœurs Duncan, l’implication dans leur entreprise est fondée sur la recherche d’une source esthétique pour le mouvement et d’une pédagogie visant à le mettre en œuvre. Autant la valeur artistique est indéniablement consentie à Isadora, autant celle de la pédagogie à Elizabeth ; pour autant si le sens commun accorde le crédit à Elizabeth d’avoir su organiser un enseignement visant à donner les clés pour entrer dans cet art de la danse, ne pouvons-nous pas non plus reconsidérer le lien qu’Elizabeth a elle-même entretenu à la pratique de la danse, qui, à l’instar d’Isadora, en a révélé la même source ?
Alors j’ai toujours jubilé intérieurement quand je te voyais dans l’exercice bien-aimé de cet art. – En particulier ta fluidité du mouvement. La plus belle reconnaissance de cette grâce qui t’était innée s’exprimait aussi à travers ton adorable mère à mon égard. Lorsque je l’avais invitée à l’automne 1917 à San Francisco un soir dans l’un de ses restaurants qu’elle fréquentait avec plaisir pour un petit diner […], je lui demandais de manière inopinée : « Elizabeth a toujours dansé » auquel elle répondit aussitôt brièvement : « beaucoup plus finement qu’Isadora », ce qui ne renvoyait pas à une critique envers Isadora, mais seulement à la non-reconnaissance de ta présence pénétrante sur scène et de son expression naturelle. J’ai tellement bien compris ta mère, et que, profondément fondé, ce qu’elle sous entendait, ce qui ne changerait rien à ma position envers Isadora et à son art, mais que je voyais l’art de ton expression corporelle pénétrant sur un plan particulièrement spirituel lors de ton apparition sur scène32 (Merz, 2000 : 172-173).

Réference

1 Cette vision pessimiste du corps renvoie à la dimension de la corporéité prise comme « horizon subjectif de sens et de sensibilité, un vécu pathétique, autrement dit une chair, d’abord pour soi puis dans le monde et pour autrui » (Brohm, 2006 : 87-88).

2« Schlagworte wie « Rückkehr zur Natur » und « natürliche Lebensweisen » hätten damals als Orientierungsmarken gegolten, sagt Krabbe ». Historien allemand. W. Krabbe étudie l’histoire, la philologie germanique et la philosophie à Münster. Traduction de l’auteur, dans cet article pour toutes les citations.

3“Rainer Maria Rilke schreibt die erste Worpswede-Monographie von 1903 und berichtet von fünf Malern, nicht aber von Paula Becker, die seit 1898 in Worpswede lebt. Da sie und die Bildhauerin Clara Westhoff als Schülerinnen der Malerei nach Worpswede kommen, bevor sie eigenständig als Künstlerinnen arbeiten, wird ihre Arbeit zunächst nicht anerkannt.”

4La notion de reliance employée ici se réfère principalement à la conception d’Edgar Morin comme substrat à la condition de l’existence de la relation dans un monde marqué par la rupture et la séparation in Marcel Bolle De Bal, « Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologiques », Sociétés, vol. n° 80, n° 2, 2003, p. 99-131.

5« Einer seiner genialen Einfälle für die Koloniebewohner ist die Erleichterung der Gartenarbeit durch Rhythmisierung. Laban versucht ganz im Sinne der Reformbewegung die Kunst mit dem Lebensalltag zu verbinden. Die schwere Bearbeitung des Landes soll durch gleichmässige, rhythmische Bewegung erleichtert werden. ».

6Une longue étude et approfondie des archives au Tanzmuseum à Cologne, à la Bibliothèque Nationale de France et à l’école Duncan à Munich a été menée dans le cadre de mon enquête de terrain au cours de mes trois premières années de thèse.

7La référence au Sensible dont il est question ici vise les approches sensorielles qui dépassent l’entendement, celles qui sont l’expression du sens caché de la nature pour la vie de l’homme.

8En français la ferme de la danse : un terme qui renvoie au contexte communautaire de coopérative autarcique dans lequel il est plongé. La culture du corps y trouve sa place prépondérante, d’abord face aux techniques qu’il initie pour le travail de la terre participant ainsi à l’organisation de la vie ; les mouvements conçus à partir d’une étude sur le rythme sont plus efficaces et contribuent à un meilleur équilibre sur les plans physique et mental. La seconde appellation de l’Ecole pour l’art (Schule für Kunst) invite à réfléchir l’imprégnation d’une culture du corps kinesthésique où le mouvement est expérimenté dans le travail, la gymnastique, les jeux et au sens large dans l’espace de la vie communautaire. Le courant romantique vu comme un mouvement global en Allemagne, en Angleterre et en Amérique, a continué à porter ce courant visant à mettre du sens dans le lien aux choses, dans leur correspondance et qui s’appuie sur la pensée alchimiste en vue d’explorer la relation de la nature vivante. La pensée ésotérique en découle pour maintenir cette notion de nature vivante, de cette notion de nature habitée.

9Le choix de conserver le mot original veut respecter la dimension linguistique en allemand qu’il suggère. C’est plus qu’une « danse d’expression » en tant que tel qu’il suggère dans sa traduction littérale.

10“She represents the Asconan values of life-body—gesture-movment-expression. The familiar set of words is, after all, seen from this point of view, another theory of Expressionism.”

11“[…] sie sehen dessen Emotionalität und Spontaneität in Übereinstimmung mit ihren Empfindungen für die Malerei. Dieser Tanz entspricht ihrem neuen Lebensgefühl. Analog zu den Tänzern wollen sie ohne einschränkende Konventionen und ohne Hemmungen ihr Innenleben einer Öffentlichkeit zeigen”.

12“[For her there was only] the experience of nature and the deep glance into her own heart, this tracking of the unmeasurable, with all its ecstasies and all its oppressions.”

13“[When Mary Wigman wrote] « My Teacher, Laban » in 1954, [she] described him (on Monte Verità) as terrifying,”with his sarcastic smile and ever ready pencil, pointing out your weak spots like a flashlight”.

14Otto Gross partage une relation intime avec les sœurs von Richthofen qui est marquante pour elles. Il influence aussi Max Weber, amant d’Else et D.H. Lawrence, amant de Frieda. Otto Gross, médecin psychanalyste, prône la libération sexuelle comme un combat à mener ; pour lui, l’érotisme est une doctrine morale et même une religion. Il séjourne à Monte Verità ((voir Martin Green, Les sœurs von Richthofen).

15” Sie ist […] von einem wundervollen Tatendrang, einer Unternehmungslust und einer hohen Geistigkeit […]”.

16? ” Über Isadoras unverhohlene Liaison mit Edward Gordon Craig hatten die Komiteedamen gerade noch hinwegsehen können, aber dass sie ihre uneheliche Schwangerschaft offen zur Schau trug, widersprach den gesellschaftlichen Anstandsregeln doch zu sehr. Eine solche “ehrlose Person” als Erzieherin von 20 unmündigen Mädchen zu tolerieren war den Förderinnen der Duncan-Schule selbst bei grosszügigster Einstellung unmöglich. Es kam zu einer Auseinandersetzung zwischen Frau von Mendelssohn und Isadora, die diese in ihren Memoiren recht leidenschaftlich schildert. Das Unterstützungskomitee wollte Isadora nicht länger als Leiterin der Schule akzeptieren, während man in Elizabeth volles Vertrauen setzte. Isadora kommentiert lakonisch : “Now Elizabeth had her own ideas, but she did not make them public […]” (I. Duncan : My Life (s. Anm.3), S. 186). Elizabeth führte ihr Privatleben diskreter als Isadora. Der Skandal endete damit, dass Isadora Berlin verliess, um ihr Kind in Holland zur Welt zu bringen, und Elizabeth als Schulleiterin in den Vordergrund trat.”

17” Elizabeth empfing [mich wie einen alten Bekannten, gewissermassen], “unter dem Vorsitz” ihrer Mutter, die bescheiden und doch wie eine Königin präsidierte”.

18“Am 17. Dezember 1911 fand die feierliche Einweihung der Darmstädter Schule durch den Grossherzog und seine Frau statt. Max Merz hielt eine Ansprache an die Schülerinnen, die erkennbar macht, wie weit die Schule zu diesem Zeitpunkt von der freiheitlichen, demokratischen und kosmopolitischen Welt Isadora Duncans abgerückt war: “Ihr Älteren seid seit sieben Jahren in der Schule und habt unbewusst, und oft bewusst, teilgenommen an all dem Streben: ja, Ihr musset mitarbeiten und Euer Teil leisten. […] Bei allem Streben habt ihr ein leuchtendes Vorbild in Eurer Führerin und Freundin Elizabeth Duncan. […] Und der grösste Gehorsam zu ihr ist gerade genug, um als kleinster Beweis Eurer dankbaren Gefühle genommen zu werden. […] Und alles Menschliche in Euch hat sich in diesem Sinne einem Prinzip unterzuordnen. Die strafe Organisation der Schule, die hier durchgeführt werden wird, soll Euch das fühlen lassen. […] Und nun noch eins, und dies sollt ihr nie vergessen : Denkt daran, dass Ihr deutsch seid und auf deutschem Boden gross gewachsen. Dass Ihr dieses nie vergesst, dafür werde ich sorgen, so lange ich mit an der Spitze dieses Unternehmens stehe. Gerade Ihr, die Ihr internationalem Einfluss ausgesetzt seid und sein sollt, gerade Ihr dürft unter keinen Umständen vergessen, dass Deutschland wenn nicht die wirkliche, so doch Eure geistige Heimat ist. Ihr wisst, wie Elizabeth Duncan, die Kalifornien entstammt, an Deutschland hängt und Deutschland liebt, und dass sie genau weiss, warum Deutschland der richtige Boden für diese Schule ist. Vergesst nicht, dass deutscher Sinn und deutsche Art schwer wiegt in allen Höhen und Tiefen menschlichen Strebens.”(M.S. : “Die Einweihung der Elizabeth Duncan-Schule”, in : Darmstädter Tagblatt, 18.12.1911).”

19“ Und auch Elizabeth sah ein, dass die ältesten Schülerinnen künstlerische Weiterbildung nur bei Isadora finden würden. Daher liess sie trotz aller Bedenken die sechs Mädchen immer wieder nach Paris fahren, auch wenn Max Merz sie lieber in der Schule behalten hätte. Aber Elizabeths Loyalität zu den Idealen ihrer Schwester waren letzlich starker als ökonomische Überlegungen.”

20La discussion entre Romain Rolland et Sigmund Freud à propos du « sentiment océanique » éclaire le rapport fondamental que l’on peut avoir avec la nature et les éléments qui nous entourent. Il s’agit d’une relation régie par le sentiment de participation, d’immédiateté du contact avec l’infini, le « grand Tout » tel qu’on l’éprouve dans l’expérience religieuse, même sans objet défini. », Martine Drahon-Gallard, De la sensation océanique au centiment d’être vivant, Cahiers Jungiens de Psychanalyse n° 84, 1995/3, http://www.cahiers-jungiens.com/articles/de-la-sensation-oceanique-au-centiment-detre-vivant.

21En référence à Max WEBER, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1985, où le désenchantement du monde annonce la disparition de la magie comme mode opératoire de salut. Ce terme prend un sens plus large ensuite avec la manifestation de la perte du religieux dans les représentations de l’individu et dans son rapport au monde.

22Rudolf Steiner (1861-1925) fonde la société anthroposophique en 1912, crée en 1913 le Goetheanum à Dornach, en 1919 la première école Waldorf à Stuttgart. L’Allemagne est réceptive à la mouvance théosophique de H. Blabatsky qui influence Steiner. Il est persuadé que la spiritualité peut être révélée grâce à l’intuition, que l’homme peut améliorer la qualité de sa vie intérieure grâce à un travail sur lui-même. La voie sensible du corps est essentielle pour redonner du lien aux choses et retrouver la puissance de l’imagination créatrice. L’eurythmie est une de ces voies qu’il met en place au sein de son école et qui devient obligatoire dans le programme de l’enseignement.

23”  Eurythmie – Origine et signification du mot : En grec Eu-rythmos : rythme du beau, harmonieux et bien accordé. […], Polykleitos (440 avt JC) emploie la notion de Eurythmia […qui insiste sur le rôle fondamental des] proportions, […] désignant les différentes forces agissantes dans la posture humaine, ses possibilités de direction et ses tendances au déploiement. Il associe Eurythmia et harmonie, [et se réfère à] la Symetria dans le sens de la composition musicale : accords et justesse du son transposés dans le concept de proportion. Pour lui, […] la sculpture doit traduire l’apesanteur, l’équilibre, la tranquillité (Euorgesia) et la liberté (Eleutheria). L’eurythmie découle de la proportion « hauteur – longueur – largeur » du morcellement des parties en relation avec les valeurs proportionnelles globales (Référence à l’architecte Romain Vitruve (25 avt JC). [Elle est également] un ordre proportionnel entre un centre et ses deux côtés. La symétrie et l’eurythmie apparaissent là où existe un « ordre proportionnel » : un point central (posture) avec des côtés qui ordonnent la périphérie et les directions dans l’espace. A l’intérieur de cet ordre, le mouvement et l’immobilité sont médiateurs, c’est-à-dire qu’au centre de la courbe ou de la ligne, il règne la tranquillité tandis qu’à ses extrémités, il y a mouvement. L’eurythmie, c’est l’équilibre entre immobilité du centre et mouvement de la périphérie (Référence à Johann Gottfried Herder (1744-1803).”

24L’ «eurythmie » faisait partie de la journée des végétariens. Dans une sorte de manifeste, Suzanne Perrottet affirme que, puisque Steiner leur a pris ce nom, ils s’appelleront désormais « Studio pour le mouvement selon la méthode Laban ».

25La pensée alchimiste est intégrée à l’écologie spirituelle : elle est l’exemple d’une intelligence vivante car elle explore à la fois la phase sensible des 4 éléments et leur dimension « supra-physique » qui est une façon d’entrer en connexion et d’activer l’imagination créatrice (au sens de Jung), Mohammed Taleb (2014), Nature vivante et Âme pacifiée, La Bégude de Mazence : Arma Artis.

26À en croire Platon, plus que la religion ou bien encore la musique, la philosophie conduite par la raison a le pouvoir d’élever l’homme à Dieu. La tradition du « Logos » ainsi affirmée par la suite trouve en Nietzsche et sa philosophie une manière d’assumer la tragédie de l’existence prise entre la fureur dionysiaque et la sérénité d’Apollon face à la puissance de la raison (Platon Le Banquet, Notes et commentaires de Bernard Piettre, Préface de Jacqueline de Romilly, Collection dirigée par Denis Huisman, Nathan, 1983).

27“Das Allverwandte, was den Menschen mit der Kunst und der Natur verbindet, das ist fü mich Gott”.

28P. Mondersohn-Becker dit qu’il est le devoir du peintre de ressentir la parenté dans la nature et de le transmettre par la peinture, et que c’est le chemin qui le conduira au ciel ” Dieses Allverwandte in der Natur aufzuspüren und in die Malerei zu übertragen, ist für sie die Aufgabe des

29 Künstlers, ist der Weg, in den Himmel zu kommen, wie sie immer wieder betont”.

30 Ida Hofman est féministe et s’est battue pour les droits des femmes ; elle a écrit un ouvrage visant à dénoncer les conditions de vie qui entravent les femmes et qui doivent être nécessairement libérées pour qu’elles bénéficient d’un mieux-être.

31 Wie gelangen wir Frauen zu harmonischen und gesungen Daseinsbedigungen ?

32 “Da habe ich innerlich immer gejubelt, ich sah Dich in dieser Art zu gerne. – Überhaupt, Deine Beweglichkeit. Die schönste Anerkennung dieser Deiner angeborenen Anmut kam wohl von Deiner von mir so sehr verehrten Mutter. Als ich sie im Frühherbst 1917 in San Francisco an einem Abend zu einem kleinen Essen in ein von ihr gern besuchtes Restaurant einlud [und wir ihre bevorzugten “escalope de veau” assen,] fragte ich sie ganz unvermittelt : “did Elizabeth ever dance”, orauf sie sofort kurz antwortete : “much finer than Isadora”, was durchaus keine Kritik an Isadora bedeutete, sondern nur die Anerkennung Deiner nicht zur Bühne drängenden Wesenheit und ihrer natürlichen Äusserung. Ich habe Deine Mutter so gut verstanden und das, was sie meinte, zutiefst begriffen, was an meiner Einstellung zu Isadora und ihrer Kunst durchaus nichts änderte, aber die Art Deiner körperlichen Ausdrucksweise doch auf einer besonderen geistigen Ebene in Erscheinung treten sah.”

Bibliothèque

ALLARD Odette, Isadora La danseuse aux pieds nus ou La révolution Isadorienne d’Isadora à Malkowsky, Editions des Ecrivains Associés, 1997. BORGEAUD Philippe avec Nicole Durisch, Antje Kolde, Grégoire Sommer, La mythologie du matriarcat – L’atelier de Johann Jakob Bachofen –, Recherches et Rencontres Publications de la Faculté des lettres de Genève Vol. 13, Librairie DROZ S.A., 1999. BROHM Jean-Marie, La tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple, Paris, Beauchesne, 2006. CAUVIN Marius, Le renouveau pédagogique : en Allemagne de 1890 à 1933, Paris, Armand Colin, Collection U², 1970. DUNCAN Isadora, Isadora danse la révolution, Editions du Rocher, Anatolia, 2002.

La Danse de l’avenir, Editions Complexe, 2003. Ma vie, [1927], traduit de l’anglais par Jean Allary, Paris, Gallimard Editions, 1932, pour la traduction française. GIACCARDI Giorgio, « Les voies d’accès au numineux : l’apollinien et le dionysiaque », Cahiers Jungiens de Psychanalyse, p. 77- 93, https://www.cairn.info/revue-cahiers-jungiens-de-psychanalyse-2008-3-page-77.htm.

GREEN Martin, Les sœurs von Richthofen, Deux ancêtres du féminisme dans l’Allemagne de Bismarck face à Otto Gross, Max Weber et D.H. Lawrence, [1974], Seuil, 1979 pour la traduction française.

Mountain of truth, The counterculture Begins Ascona, 1900 – 1920, Published for Tufts University by University Press of New England Hanover and London, 1986.

GUILBERT Laure, Danser avec le IIIe Reich – Les danseurs modernes sous le nazisme, Editions Complexe, 2000. HODGSON John PRESTON-DUNLOP Valérie, Introduction à l’œuvre de Rudolf Laban, essai traduit de l’anglais par Pierre Lorrain, L’Art de la Danse, Actes Sud, 1991. KIRCHGRABER Foitzik Renate, Lebensreform und Künstlergruppierungen um 1900, Dissertation zur Erlangung der Würde einer Doktorin der Philosophie vorgelegt der Philosophisch-Historischen Fakultät der Universität Basel, Zürich, 2003. LABAN Rudolf, La danse moderne éducative, Editions Complexe et Centre national de la danse, Territoires de la danse, 2003. LE RIDER Jacques, Modernité viennoise et crises de l’identité, Paris, Presses Universitaires de France, 1990. PLATON, Le Banquet, Notes et commentaires de Bernard Piettre, Préface de Jacqueline de Romilly, Nathan, Les intégrales de philo, 2009. REBAUD Dominique, Le décentrement Nikolaïen, Paris, CND, 2013. SCHNEIDER Huguette, Un chemin vers l’Eurythmie, L’art du mouvement de 1900 à nos jours du point de vue d’une danseuse née en 1957, Mémoire déposé à l’Institut Witten Annen pour la pédagogie Waldorf – Eurytmie GKurs, 2004-2008, Première version écrite en allemand – mai 2008, Deuxième version traduite en décembre 2010. SIROST Olivier, « Éros messager des sens – Les soubassements sensoriels du Monte Verità » in dir. Marie-Luce Gélard et Olivier Sirost, Langages des sens, Paris, Edition du Seuil, Communications, 86, 2010. SZEEMAN Harald, « Monte Verità », in dir. Claire Rousier, Etre ensemble – Figures de la communauté en danse depuis le XXe siècle, Paris, centre national de la danse, recherches, 2003.

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